Pierre-Henri Deleau : l’homme par qui le cinéma arrive Par Roxana Pasca
/ 1 décembre 2010
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Jean-Claude Lauzon, Jean-Pierre Lefebvre,
Gilles Carle, Jean-Claude Labrecque, Pierre Perrault et Denys Arcand
sont des pionniers incontestables du cinéma québécois. En plus d’avoir
enrichi notre culture cinématographique – si ce n’est de l’avoir
créée –, ces cinéastes ont été une authentique vitrine pour le
Québec. Aux quatre coins du globe, on a eu la chance de mieux connaître,
grâce à des films tels Un zoo la nuit (1987), Les fleurs
sauvages (1982), La tête de Normande Saint-Onge (1976),
Les Smattes (1972), L’Acadie, l’Acadie (1971) et Le
déclin de l’empire américain (1986), la culture du Québec,
son humour et ses valeurs. Pourtant, ces cinéastes, aussi talentueux
et visionnaires soient-ils, n’auraient jamais franchi la frontière
entre le national et l’international si un homme ne leur avait ouvert
la voie : Pierre-Henri Deleau, ancien président directeur général
de la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes, ancien délégué général
du FIPA (Festival International des Programmes Audiovisuels), délégué
général du Festival International du Film d’Histoire de Pessac et
professeur de civilisation française à la Sorbonne. Ce que Pierre-Henri
Deleau a fait – et continue toujours de faire – pour le cinéma
québécois est immense et doit être souligné.
Prise de conscience collective et
naissance de la Quinzaine
C’est par la Quinzaine des Réalisateurs que tout commence, autant
la carrière de Pierre-Henri Deleau que les premiers pas du cinéma
québécois dans le monde. Or, raconter l’histoire de la Quinzaine,
c’est d’abord relater celle de la création de la Société des
réalisateurs de films (SRF), l’affaire Langlois (son éviction temporaire
de la Cinémathèque française), les événements bien connus de mai
68 et l’interruption du 21e Festival International du Film
de Cannes. Ces événements ont créé « une prise de conscience collective
d’un sentiment de frustration générale et un désir impérieux pour
certains de réformer, de changer quelque chose dans une industrie du
cinéma qui avait tendance à ronronner », selon Pierre-Henri Deleau.
Cette prise de conscience collective
et ce profond désir de changement est à l’origine de la création
de la Quinzaine des Réalisateurs en 1969, une manifestation durant
laquelle « la ségrégation et la censure sont exclues, seul y préside
la quête amoureuse du cinéma de demain », selon les mots de la grande
Jeanne Moreau.
Le monde entier passe par la Quinzaine
Parallèlement à la création de la Quinzaine des Réalisateurs, les
cinémas nationaux de partout prennent de plus en plus d’importance
et de force. En France, la Nouvelle Vague fait des ravages avec des
réalisateurs tels François Truffaut, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette
et Claude Chabrol – tous issus des Cahiers du Cinéma. Milos
Forman, Jiri Menzel, Ivan Passer et Vera Kitilova sont les protagonistes
du nouveau cinéma tchèque, alors que Joaquim Pedro de Andrade, Glauber
Rocha et Carlos Diegues sont ceux du nouveau cinéma brésilien. Aux
quatre coins du globe, de jeunes cinéastes prennent le contrôle des
caméras, rejetant les règles de l’industrie et les idéologies dominantes,
au profit d’un cinéma différent, sans moyens, mais libre.
C’est dans ce contexte de « libération
du 7e art » que le cinéma québécois prend son envol.
Or, outre cette conjoncture mondiale favorable, le cinéma d’ici profite
également des acquis du direct – tendance qui a longtemps dominé
les écrans – et, bien évidement, de la Révolution tranquille. «
J’ai tout de suite senti qu’il se passait quelque chose en Amérique
du Nord, et plus précisément au Québec, ce petit pays dans un grand
pays anglophone », avoue Pierre-Henri Deleau. Résultat : Entre
la mer et l’eau douce de Michel Brault, Le viol d’une jeune
fille douce de Gilles Carle, Kid Sentiment de Jacques Godbout,
Jusqu’au cœur de Jean-Pierre Lefebvre et De mère en fille
d’Anne-Claire Poirier sont tous sélectionnés à la Quinzaine des
Réalisateurs de Cannes, en cette année 1969. En se remémorant cette
époque, Jean-Pierre Lefebvre, invité cinq fois au festival, affirme :
« On ne dira jamais assez le rôle que la Quinzaine a joué pour le
cinéma québécois. Dans aucun autre festival au monde on ne retrouve
pareille alternative, pareille tribune pour les cinémas nationaux de
tous les continents. »
Au cours des années suivantes, par l’intermédiaire
de la Quinzaine, Pierre-Henri Deleau invite sur la croisette Gilles
Groux avec Entre tu et vous (1970), Fernand Dansereau avec
Faut aller parmi le monde pour le voir (1971), Jean-Claude Labrecque
avec Les Smattes (1972), Denys Arcand avec Réjeanne Padovani
(1973), Micheline Lanctôt avec L’Homme
à tout faire (1980), Yves Laberge avec Tous les garçons
(1981), Jean-Claude Lauzon avec Un zoo la nuit (1987) et bien
d’autres. « Je me suis aperçu qu’il y avait une véritable spécificité,
une vraie culture québécoise, affirme Pierre-Henri Deleau. C’était
comme une langue de Gaulois, de résistants qui ne voulaient s’exprimer
qu’en français. Résultat, leur cinéma était dix fois plus intéressant
que tout le reste. »
Pierre-Henri Deleau et Jean-Claude
Lauzon : une grande rencontre
Parmi les réalisateurs mentionnés précédemment, l’affection et
l’aide que Pierre-Henri Deleau apporte au grand cinéaste Jean-Claude
Lauzon est particulière. Comme nous le savons, Jean-Claude Lauzon,
qui meurt tragiquement d’un accident d’avion à l’âge de 43 ans,
n’a réalisé que deux films – si on omet sa fructueuse carrière
dans la publicité. « Il m’a toujours dit qu’il n’avait pas beaucoup
de films à faire, affirme Pierre-Henri Deleau. Il avait une sorte d’humilité
face au cinéma. » Après avoir réalisé Un zoo la nuit, présenté
à la Quinzaine en 1987, Jean-Claude Lauzon se concentre sur son deuxième,
et dernier, projet : Léolo. Celui qu’il appelle afin de partager
son idée est nul autre que Pierre-Henri Deleau : « On est parti avec
son avion dans une petite cabane au nord de Montréal. Il m’a parlé
de son scénario pendant toute la nuit », affirme ce dernier. Il faut
préciser que Jean-Claude Lauzon n’avait pas écrit une seule ligne,
tout était dans sa tête, et ce, depuis quatre ans. De plus, ce dernier
avait deux versions : la version « douce » – censurée et par conséquent
plus accessible au grand public – et la version « dure » – la
véritable histoire qu’il voulait raconter. « Je lui ai demandé
combien de temps cela lui prendrait pour écrire le scénario, affirme
Pierre-Henri Deleau. Il me répond : une semaine ou deux. Donc, je lui
ai demandé de m’envoyer la version « dure », sinon je ne lui parlerais
plus jamais. » Alors que le projet Léolo se concrétise de
plus en plus, les problèmes d’argent apparaissent. La seule possibilité
qui s’offrait au réalisateur était celle de réaliser le film en
anglais (Jean-Claude Lauzon étant bilingue, ce n’était pas un problème
pour lui). Toutefois, pour Pierre-Henri Deleau, cela était hors de
question : « Il se serait trahi lui-même en le faisant en anglais
», affirme ce dernier. Pour le convaincre, Pierre-Henri Deleau a eu
recours à cette astuce :
» Jean-Claude, ce film est un hommage à votre mère, n’est-ce
pas ?
» Oui.
» Elle est Amérindienne, votre mère ?
» Oui.
» Est-ce qu’elle parle français ?
» Salaud !
Il était désormais hors de question de réaliser le film en anglais
!
Pierre-Henri Deleau fera des miracles
et trouvera le financement du film, non pas au Québec, mais en France.
Pourquoi s’est-il donné tant de mal ? Par amitié, bien évidement,
mais aussi parce qu’il percevait le véritable génie de Lauzon :
« Il était une sorte de monstre en soi, affirme-il. Il échappait
à la condition humaine normale. »
« C’est la Quinzaine qui m’a
permis de faire mon entrée dans le monde du cinéma.
»
Ce que Pierre-Henri Deleau a fait pour Jean-Claude Lauzon, Gilles
Carle, Jean-Pierre Lefebvre, Denys Arcand, il l’a également fait
pour le cinéma hongrois, roumain, thèque, brésilien, mexicain, algérien...
Costa-Gavras, Louis Malle, Carlos Diegues, Martin Scorsese, Nagasi Oshima,
Werner Herzog, Théo Angelopoulos, Nikita Mikhalkov, Miklos Jancso,
Paolo et Vittorio Tavianni, Marco Bellochio et bien d’autres grands
noms du cinéma sont tous passés par la Quinzaine des Réalisateurs
à un moment ou à un autre de leur carrière. La Quinzaine faisait
abstraction de l’âge, de l’expérience et de la renommée du réalisateur;
seule comptait la qualité du film. Résultat, la Quinzaine était,
pour la plupart, une occasion unique de montrer leurs films et de se
voir ainsi ouvrir grandes les portes du monde entier. Et c’est ce
qui s’est produit pour la majorité d’entre eux, tel Martin Scorsese.
« C’est la Quinzaine qui m’a permis de faire mon entrée dans le
monde du cinéma », affirme ce dernier. Le cinéaste allemand Werner
Herzog, quant à lui, se dit être un enfant de la Quinzaine : « Sans
elle, mes films n’existeraient pas dans la conscience du public. La
Quinzaine des Réalisateurs a toujours été la patrie de la passion
du cinéma et le lieu de l’imagination. »
On peut avancer que Pierre-Henri Deleau
a orienté, à travers la Quinzaine des Réalisateurs, le
cinéma mondial. Toutefois, pour ce dernier – qui par modestie refuse
de se donner autant d’importance –, la Quinzaine a été comme une
galerie de peinture, sauf qu’au lieu d’exposer des toiles, il exposait
des films qu’il appréciait. Et chaque année, il lui fallait changer
la décoration ! « Je prenais les films que j’aimais, dit-il. Quand
on aime quelque chose, on a envie d’en parler, on veut partager le
choc émotionnel qu’on a eu en découvrant ce livre, ce tableau ou
ce film. » Pierre-Henri Deleau a toujours défendu et soutenu les créateurs,
parce que pour lui ces derniers sont les êtres les plus importants
de notre société. « Même dans le plus parfait des mondes, les gens
ont besoin de rêver. Et qu’est-ce qui fait rêver ? L’Art ! » |
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