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La Scena Musicale - Vol. 16, No. 3 novembre 2010

La cohérence séquentielle des Kindertotenlieder de Mahler

Par René Bricault / 1 novembre 2010


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Gustav Mahler a composé son recueil de cinq Chants sur la mort d’enfants (sans doute la traduction la plus fidèle de Kindertotenlieder) entre 1901 et 1904. Contemporain de la « Tragique » Sixième Symphonie, il est paradoxalement le fruit de la période créatrice la plus heureuse de la vie de Mahler, précédant de quelques années le triste décès d’une de ses deux filles, Maria, alors âgée de quatre ans. Sur la première page de la partition, Mahler a écrit : « Ces cinq morceaux forment une entité indivisible [nous soulignons]. » L’œuvre se veut donc un tout cohérent, et l’ordre séquentiel des pièces fait ainsi partie intégrante des préoccupations formelles – mieux, il est le principal moteur de la macrostructure. Avant d’analyser certains détails musicaux, il semble de mise de résumer et commenter les cinq poèmes de Friedrich Rückert que Mahler a choisis pour son recueil.

Le premier, « Nun will die Sonn' so hell aufgeh'n », présente la mort comme un événement concret et récent, fruit d’une terrible nuit qui s’achève sous un soleil levant dont la lumière éclaire tout avec autant d’ingénuité que de profondeur symbolique. (Il est à noter que le « véritable » sens de l’œuvre, soit l’espoir d’une rédemption après – et par-delà – le deuil, sera constamment symbolisé par la lumière.) Le second, « Nun seh' ich wohl, warum so dunkle Flammen », voit le parent se remémorer le regard brûlant que lui portait son enfant, regard dont l’éclat semblait avertir l’aïeul de son départ imminent vers la source de toute lumière. Dans le suivant, « Wenn dein Mütterlein », le père, constatant le retour à la maison de sa femme, ne tourne pas son regard vers elle, mais plutôt vers l’espace que devrait occuper sa défunte fille dans un tel instant. Le quatrième, « Oft denk' ich, sie sind nur ausgegangen », introduit une note d’espoir : si le parent songe d’abord que ses enfants sont simplement partis se promener et seront de retour bientôt, il se console par la suite en se disant qu’ils sont en fait partis au-devant d’eux, là où le jour est beau. Le tumultueux « In diesem Wetter » apporte d’abord un contraste avec le texte précédent en décrivant l’inquiétude du parent face à l’absence de ses enfants lors d’une tempête, mais conclut sur la certitude de leur bien-être, maintenant protégés de toute tempête par la main de Dieu.

Le premier poème semble tout indiqué pour faire figure d’introduction : le décès vient tout juste de se produire, l’ambiance est glauque, mais déjà se présente la nécessité d’ensevelir la noirceur de la nuit dans l’éternelle lumière. Suivent deux poèmes cultivant le souvenir : le premier, plus triste, de l’enfant malade au regard devenu étoile; le second, aigre-doux, de l’enfant plein de lumineuse vie. Encore là, l’ordre fait sens et concorde avec la trajectoire formelle. Il en va de même des deux derniers : même si la tempête devrait logiquement précéder le beau temps, le détail des textes justifie l’inversion. En effet, le caractère plus général (et par trop joyeux) du bonheur céleste conclut moins bien le recueil d’un point de vue dramatique (et psychologique) que la résignation du legs des âmes à Dieu…

La musique aide également à structurer le tout, comme rarement auparavant dans le lied symphonique. D’abord d’un point de vue stylistique : premier mouvement sobre et grave, second plus aérien (et plus près d’un mouvement lent de symphonie), troisième semblable à un mouvement de marche (mais « brisée », en quelque sorte) suivi d’un quatrième plus pastoral (donc séparation et juxtaposition de deux prototypes de troisièmes mouvements de symphonie – danse simple et Ländler), puis dernier mouvement plus dynamique. C’est bien d’une forme symphonique mahlérienne dont il s’agit ici. D’ailleurs, l’association des troisième et quatrième mouvements, outre la référence textuelle du « souvenir » qui les lie, se justifie dans la mesure où l’effet de « marche brisée » (c’est la mère endeuillée qui peine à rentrer à la maison) – formée d’une alternance obstinée de métriques de 4/4 et de 3/2 – trouve un certain écho dans le mouvement suivant (la « promenade spirituelle » des enfants), où une mesure de 3/2 vient çà et là pimenter le rythme constant de 2/2 sans trop briser la fluidité mélodique. De plus, puisque la coda du troisième s’interrompt sur la dominante (comme si le père n’avait plus la force de conclure – rappelons qu’il s’agit du dernier mouvement purement « négatif »), l’auditeur ne sent pas que le mouvement se termine tout à fait… Encore plus étonnant, le quatrième se fera complément du troisième en s’achevant lui aussi (quoique sur une tonique certes plus satisfaisante) de façon abrupte !

La cohérence harmonique s’avère fort évidente, surtout pour un compositeur dont l’évolution tonale ne répond habituellement pas aux schémas classiques. Premier et dernier mouvements en ré mineur/majeur encadrent des mouvements centraux d’abord en do mineur (avec de plus fortes modulations au second mouvement qu’ailleurs), puis en sa relative majeure de mi bémol (pour le quatrième mouvement). Simple, quasi symétrique, l’enchaînement descend et monte dans un ambitus restreint, reflétant le relatif statisme psychologique du deuil.

Le chromatisme joue également un certain rôle structurant, dans la mesure où son utilisation plus ou moins généreuse se limite aux symétriques premier, troisième et cinquième mouvements, laissant toute la place au diatonisme (terrain privilégié de Mahler, très anachronique pour l’époque) dans les deuxième et quatrième.

Enfin, nul ne saurait passer sous silence l’importance de l’orchestration comme porteuse de sens dans les Kindertotenlieder. Les analystes auront beaucoup parlé, par exemple, du symbolisme du glockenspiel dans les mouvements extrêmes (cloches d’église, représentation de la lumière divine, etc.), des effectifs réduits comparativement aux autres œuvres de Mahler ou de l’absence complète des violons dans le troisième mouvement. Mais plus important encore, dans les œuvres de cette période, Mahler expérimente pour la première fois avec de petits groupes de solistes – sortes de « super orchestres de chambre ». Cela lui permet de combiner cors et bassons dans les mouvements extrêmes (autre évidente source de cohérence par la symétrie), de conserver le jeu de cordes pour des sections secondaires plus calmes (deuxième et cinquième mouvements), etc. Vu l’énorme intérêt des générations subséquentes pour les mélanges instrumentaux inédits, cette innovation impose certes le respect et rend l’œuvre encore plus étonnante.


(c) La Scena Musicale 2002