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La Scena Musicale - Vol. 16, No. 2 octobre 2010

David Jalbert : avancer, toujours avec doigté

Par Lucie Renaud / 1 octobre 2010


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Technique redoutable, poésie du toucher, sensibilité de l’oreille, présence sur scène contagieuse : autant de qualités associées au jeu de David Jalbert. Il serait pourtant réducteur de le cantonner au seul titre de pianiste soliste exceptionnel. Chambriste accompli, il est aussi l’un des membres de Triple Forte et a collaboré avec la violoncelliste Denise Djokic, le corniste Louis-Philippe Marsolais, le Quatuor Alcan, Pentaèdre et Rachel Barton Pine. Depuis 2008, il est également professeur à l’École de musique de l’Université d’Ottawa. Il préfère se considérer comme un toutbib, un touche-à-tout qui embrasse le répertoire dans son entier et refuse le port de toute étiquette.

Apprivoiser

Quand il découvre le piano à l’âge de quatre ans, à la suggestion de son père, le petit Gaspésien ne sait même pas alors à quoi ressemble cet instrument-roi ni l’importance qu’il occupera rapidement dans sa vie. Il travaille assidument, touche aussi l’orgue – tout comme son premier professeur Pauline Charron –, écoute des enregistrements et déchiffre pour le plaisir des partitions comme d’autres collectionnent les albums de bande dessinée ou les cartes sportives. « J’ai beaucoup appris par moi-même, explique-t-il aujourd’hui, à l’aube de sa 33e année. Pour moi, la découverte du répertoire était un passe-temps personnel. »

Transmettre

Curiosité intellectuelle et développement d’une culture musicale et stylistique complète sont d’ailleurs deux des éléments que David Jalbert le pédagogue transmet au quotidien à sa classe. « Un principe guide le reste de mes actions : le développement de l’autonomie, particulièrement technique, insiste-t-il. Il est essentiel d’apprendre à régler tous les types de problèmes et surtout de comprendre qu’on peut trouver les solutions assez rapidement. » Il admet volontiers apprendre de ses étudiants, notamment au plan de la gestion du temps : « Deux journées d’enseignement suffisent pour réaliser que je perds du temps et ce constat clarifie plusieurs choses d’un coup. À l’université, nous avons tendance à travailler de longues heures, non pas tant pour bien sonner que pour assurer notre confiance. Il faut pouvoir la développer avec moins de travail; nous n’avons pas besoin de prendre autant de temps pour atteindre nos objectifs. »

Cette vocation d’enseignant lui est venue tout naturellement, en partie afin de se délester du poids d’une certaine solitude, vécue tant à l’instrument que lors d’heures perdues dans les aéroports ou à parcourir les corridors aériens d’Amérique du Nord ou d’Europe. « Cette solitude devenait oppressive et j’ai considéré qu’un élément de stabilité serait bienvenu dans mon quotidien. Enseigner épuise, mais donne aussi de l’énergie. »

Associer

Reprenant le concept de son tout premier enregistrement paru en 2004, un salué couplage Corigliano/Rzewski, David Jalbert juxtapose cette fois deux compositeurs américains mythiques : John Adams et Philip Glass (John Adams, Philip Glass, David Jalbert, ATMA ACD22556). « J’adore John Adams, précise le pianiste, il écrit une musique absolument magnifique. » Ses Phrygian Gates, opus 1 écrit par un tout jeune Adams en 1977, inspirées par le mouvement des vagues de Californie, explorent le principe d’ondulation. « C’est la sonate de Liszt du 20e siècle, croit l’interprète, et d’une difficulté absolument inouïe. » Combat entre les différents modes, particulièrement phrygien et lydien, l’œuvre d’une vingtaine de minutes est traitée d’un seul souffle, chaque portail devenant changement d’ondulation, parfaitement fondu, les deux mains devant être dotées d’une complète indépendance. China Gates, plus accessible techniquement, exploite quant à elle la beauté délicate des vagues caressant le rivage, semblables mais pourtant uniques.

Si le choix des pièces d’Adams relevait de l’évidence, Jalbert admet avoir eu du mal à trouver une page de Philip Glass pouvant servir d’écho à la densité et à la fluidité des textures. Après plusieurs heures infructueuses d’écoute du catalogue complet des œuvres pour piano de Glass, il a été séduit par la suite d’Orphée, tirée de son opéra de chambre créé en 1993 et transcrite par Paul Barnes en 2000. « Les sept mouvements sont tous différents, mais possèdent une certaine unité harmonique et des textures beaucoup plus riches que celles qu’on retrouve habituellement dans la musique pour piano de Glass. Le côté opératique confère une ligne émotive véritable. » La musique prolonge l’esprit un peu surréaliste du film de Cocteau en le citant à l’occasion, mais surtout en intégrant des éléments poétiques au récit.

Ouvrir

David Jalbert vient également d’enregistrer avec ses complices de Triple Forte Jasper Wood et Yegor Dyachkov des trios de Ravel, Ives et Chostakovitch et entrera sous peu en studio avec les membres de Pentaèdre dans un programme Poulenc. En juin prochain, il s’attaquera aux Variations Goldberg, avec lesquelles il vit depuis maintenant plus d’un an. « C’est un retour à ce que j’aime le plus, le contrepoint, élément qui me garde assis au piano. J’aime avoir plusieurs instruments à gérer et j’éprouve une grande joie à jouer cette œuvre, avec ses voix qui fusent de toute part et ses effets d’écho. » Quand on évoque le fantôme de Gould, il ne bronche pas, même s’il admet préférer l’« énergie fabuleuse » de la version de 1955. « Il ne m’intimide pas autant que Murray Perahia, qui a transmis la version idéale selon moi. Tous les interprètes ont réagi à Glenn Gould et font avancer le paradigme des Variations Goldberg, repoussent les limites. Je les approche en toute humilité. »

Celui qui se sent interpellé autant par le répertoire symphonique de Mahler ou Strauss que par la richesse de Beethoven, Schumann ou Brahms, la délicatesse des compositeurs français ou les œuvres des 20e et 21e siècles, ne craint rien ou presque. « C’est un saut dans le vide, il faut accepter d’être exposé. Il faut se faire confiance pour pouvoir faire chanter Beethoven ou Chopin avec toute la générosité nécessaire. Le geste n’a rien de vulgaire, de facile; il est tout simplement honnête. »

(c) La Scena Musicale 2002