Beatrice Rana : une étoile est née Par Lucie Renaud
/ 1 juillet 2011
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Les concours internationaux sont par
nature des événements pleins de surprises, le public partageant rarement
le point de vue du jury. Pourtant, chaque année, les amateurs se massent,
pour le plaisir de se gaver de répertoire pendant une dizaine de jours,
d’échanger avec d’autres fervents pratiquants et avec le fol espoir
que, peut-être, on sera témoin du passage de la prochaine comète.
Les décennies filent, mais impossible d’oublier la présence dévastatrice
d’Ivo Pogorelich ou le charisme contagieux de Measha Brueggergosmann.
Cette fois, c’est le nom de Beatrice Rana qui s’inscrit en lettres
de feu dans le ciel.
Dès la première séance du Concours
Musical International de Montréal, les frissons ont parcouru la salle
quand celle qu’on n’évoquerait bientôt plus que par son prénom
s’est installée au piano. Tout au long de son récital, elle a su
démontrer puissance, cohésion, subtilité et une palette sonore remarquable
qui a atteint un sommet dans la Fantaisie opus 28 de Mendelssohn,
œuvre d’une densité particulière sous ses doigts. Une vraie personnalité,
qui rappelait Argerich à ses débuts, l’incandescence dévastatrice
en moins peut-être.
Pourtant, Rana a failli rater ce rendez-vous
avec le destin, son directeur d’école refusant tout net d’accorder
à cette élève appliquée mais atypique deux semaines de « vacances
», bien mal placées avant les examens finaux (on aurait pu lui interdire
de s’y présenter, le cas échéant). C’était ignorer la détermination
de la mère de Rana, elle aussi pianiste (tout comme son mari), qui
a plaidé sa cause devant les hautes instances de la commission scolaire.
« J’étais détendue en arrivant. Pour moi, j’avais déjà gagné,
car j’avais été choisie parmi les 24 candidats », explique la jeune
musicienne avec le sourire, via Skype, quinze jours après l’annonce
de sa victoire. François Gélinas, qui a accueilli les deux femmes
chez lui pour la durée du concours, cédant spontanément son instrument
à Rana après être tombé sous le charme de son jeu, se rappelle que,
déjà à l’aéroport, la mère doutait de la capacité du jury à
sentir toute l’intériorité du jeu de sa fille.
Le récital de demi-finale devait le
confirmer : l’enthousiasme du public pour Rana n’avait rien de passager.
Après un solide Troisième Scherzo
de Chopin, le redoutable Gaspard de la nuit
de Ravel possédait en effet une fluidité remarquable, respirait, ondoyait,
sans jamais tomber dans l’imprécision rythmique. Dans sa Suite
« En plein air » de Bartók, la pianiste italienne a adopté un
tout autre registre, habitant littéralement le moindre silence et misant
sur les contrastes de sonorités. « Je ne pensais pas que j’allais
gagner, mais je l’espérais, réfléchit-elle. Lors de la première
épreuve, j’ai bien joué et espérais passer à la deuxième. Celle-ci
s’étant encore mieux déroulée que la première, j’espérais être
choisie pour la finale et bien sûr, rendue là, je souhaitais être
l’une des trois lauréates. Pendant le concours, j’ai suivi les
blogues, lu les articles, en me disant : “Wow, mes affaires
vont bien !” Mais le plus important était d’établir la connexion
avec le public et de jouer comme je l’aurais fait pour n’importe
quel récital. À ce moment-là, vous vous sentez libre, vous ne réfléchissez
pas au fait qu’on vous donne une note, vous appréciez tout simplement
la musique. »
En finale, aucun doute : Rana demeurerait
indélogeable. Dans le Premier Concerto de Tchaïkovski, œuvre
amorcée à 15 ans, mûrie puis retrouvée, les phrasés s’inscrivaient
dans la subtilité, les respirations demeuraient parfaitement intégrées.
À aucun moment, qualité du son ou attention n’ont défailli, la
pianiste de 18 ans démontrant un sens de la direction exceptionnel
et prouvant que la technique n’a aucun besoin d’être propulsée
à l’avant-plan pour que le jeu séduise. Après dix jours de travail
intensif, entrecoupé de siestes bénéfiques, elle se voyait sacrer
reine de cette édition du 10e anniversaire du CMIM.
Comment réintégrer une vie ordinaire
d’adolescente studieuse après cela? En retrouvant l’un des quatre
pianos de la maison familiale (« Nous faisons beaucoup de bruit! »,
rigole Beatrice), sa jeune sœur violoncelliste (qui, pendant le CMIM,
a fait un aller-retour à Crémone avec leur père afin de récupérer
un nouvel instrument), les bons petits plats de sa mamma (qui
a cuisiné ses mets préférés tout au long du concours, au grand plaisir
de son papa d’accueil). Pas question non plus de négliger les matières
scolaires. Bien sûr, elle continue de travailler son piano régulièrement,
récitals et concerts avec orchestre étant inscrits à son agenda estival
(elle reprendra le Tchaïkovski et jouera également le Premier Concerto
de Liszt). « Je n’aime pas arrêter de jouer, parce que toute cette
énergie peut être canalisée de façon si positive. Je crois que le
plus difficile est de ne plus penser au concours. Les offres que j’ai
eues sont merveilleuses, mais je dois continuer à travailler comme
avant, mettre l’accent sur les vraies choses. Il faut que je me prépare,
non seulement pianistiquement, mais mentalement. J’ai aimé l’énergie
du concours, mais pour les années à venir, je veux simplement continuer
à faire de la musique. »
Sous la tutelle de son professeur Benedetto
Lupo, Rana travaillera du nouveau répertoire. Chopin, Rachmaninov ou
Beethoven, peu lui importe : « Chaque compositeur m’intéresse, chacun
à sa façon. Vous n’avez pas besoin de travailler une œuvre chaque
jour. Vous pouvez aussi vivre avec elle pendant un an et la retrouver
totalement autre, non pas parce que vous l’avez oubliée, mais parce
qu’elle a grandi avec vous. » Nul doute qu’au cours de la prochaine
année, Rana continuera de nous habiter, nous aussi … English Version... |
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