Accueil     Sommaire     Article     La Scena Musicale     Recherche   

La Scena Musicale - Vol. 16, No. 1 septembre 2010

Rites de passage : Entretien avec Denis Villeneuve

Par Jason Béliveau / 1 septembre 2010


Version Flash ici.

La vérité scellée dans deux enveloppes, remises aux jumeaux Marwan et destinées à un père qu’ils croyaient mort et à un frère dont ils ignoraient l’existence. Suivant les dernières volontés d’une mère au passé secret, Jeanne et Simon (interprétés par Mélissa Désormeaux-Poulin et Maxim Gaudette) quitteront le Québec pour remonter le chemin des origines et traverser un pays déchiré par la guerre. Adaptation de la pièce du même nom de Wajdi Mouawad, Incendies retrouve le ciné­aste Denis Villeneuve au milieu des détonations, où la colère aveugle fait de l’homme un animal. Respecter la force dramatique de la pièce tout en ne gardant que ses personnages principaux et sa structure dramatique, voilà le défi cinématographique que s’est donné le cinéaste que nous avons rencontré à la veille de la présentation de son film en première mondiale à la 67e Mostra de Venise.

Alors que Villeneuve voit la pièce de Mouawad il y a plus de cinq ans et que l’envie de l’adapter au cinéma le prend, on lui propose Polytechnique, sujet tout aussi chargé émotionnellement, mais plus facile à entamer d’un point de vue logistique. Incendies, coproduction tournée en Jordanie et au Québec avec la coopération de centaines d’acteurs et de figurants étrangers, nécessitait une plus longue préparation. « Je n’aurais pas fait l’inverse, avoue Villeneuve. C’était important pour moi de commencer avec Polytechnique pour aller vers Incendies, qui avait une charge plus forte. » Dans les deux cas, les pulsions de mort constituent les moteurs du récit et leur transposition la plus juste possible hantait les réflexions du réalisateur. « J’ai vu la mort, mais jamais de façon aussi violente, mes références sont purement cinématographiques, affirme Villeneuve. Tous les choix esthétiques ont été faits avec le désir de conserver moralement un respect face à ce qui avait été filmé. »

Le contact avec les acteurs et les figurants en Jordanie a permis à Villeneuve de mesurer la distance qu’il pouvait prendre avec son sujet. Dans le texte de Mouawad, « la dernière guerre du monde » qu’a vécue Nawal Marwan n’est située que de manière abstraite (les années 1970 au Moyen-Orient). Implicites au théâtre, les échos de cette guerre devaient au cinéma trouver un certain ancrage. D’où la nécessité d’aller filmer en Jordanie. « Je n’aurais pas pu faire ça ici au Québec, explique Villeneuve. J’allais vers les gens pour comprendre leurs mœurs, pour savoir comment une femme et un homme se regardent, comment ils se touchent, comment ils font à manger, comment ils se brossent les dents, c’est plein d’éléments qui nous sont familiers et qui sont en même temps extrêmement différents. Je voulais apprendre d’eux pour ne pas me tromper, surtout pour ne pas avoir un regard colonisateur. Je voulais par exemple qu’un Arabe puisse regarder une scène et se dire : “Ça me fait penser à ma mère.” »

La capacité d’approcher l’autre dépend de l’attitude, des raisons qui poussent à filmer. « En faisant du documentaire, j’ai constaté que parfois les caméramans peuvent être à côté des gens et que ces derniers s’abandonnent et se laissent filmer. Il y a honnêtement quelque chose d’amoureux dans un tel engagement et je pense que dans Incendies nous avons recherché cette sincérité en essayant de ne pas nous situer au-dessus de ce qu’on filmait. »

À partir de ce contact, la réalité de la guerre a d’elle-même remonté à la surface. « Elle s’est infiltrée beaucoup plus rapidement que je pensais. Le moindre figurant, tout le monde parlait tout le temps de ça. Certains dans le film ont fait partie de la garde privée de Saddam Hussein, d’autres faisaient partie de l’armée qui s’est enfuie sous les bombes américaines. Je suis dans des scènes imaginées, mais qui représentent une certaine réalité. Pour moi, il n’y avait pas nécessairement un souci historique, mais quand même un devoir moral de respect, ne serait-ce que pour les gens qui m’entouraient. »

Dans Incendies, le nœud du récit reste la reconfiguration du noyau familial, le rejet tout d’abord par les jumeaux Marwal d’un passé façonné par leur mère et l’acceptation ensuite de leur véritable généalogie. Les personnages de Jeanne, la première à enquêter, à briser le cycle de colère intergénérationnelle, et de Simon, confus, rancunier, correspondent à une inclination du cinéaste à étudier les réactions propres à l’homme et à la femme face aux bouleversements de la vie. « Ce qui m’a entre autres attiré vers Incendies, c’est cette idée que pour devenir un adulte il faut être capable de reconnaître une certaine colère en soi, colère qui entrave la liberté. Je considère parfois, en tenant compte de ma courte expérience de vie, que les femmes ont moins de difficulté à faire ces passages que les hommes. »

Si Incendies se construit en tant que récit à l’aide de nombreux flashbacks, il semblait difficile de ne pas profiter de notre rencontre pour faire un retour sur l’œuvre de Villeneuve, disparu des écrans pendant presque dix ans entre Maelström et Polytechnique. Pour le cinéaste, cette pause lui a fait voir différemment ses deux périodes d’activité. « Mes deux premiers films, je les vois comme les gestes spontanés d’un étudiant en cinéma, et je les aime avec leurs défauts. Tu peux revoir un de tes films par hasard et te dire “ça c’est pas pire”, comme tu peux le revoir deux ans plus tard et trouver que c’est un sinistre navet. C’est un rapport amour/haine que j’entretiens avec mon travail; des fois, je voudrais que ça disparaisse, enterrer le négatif dans la forêt et ne plus en entendre parler. L’important, c’est toujours de sentir une progression entre les films. Ça ne veut pas dire que le film est nécessairement réussi, mais au moins qu’il y a une progression dans la maîtrise du cinéma. Si les deux premiers films étaient très spontanés, les deux autres sont comme des examens de fin de session, parce que j’ai l’impression que je les ai faits à la suite d’un processus. J’ai arrêté pendant un bout, j’ai réfléchi sur l’écriture, j’ai travaillé sur Incendies, j’ai l’impression que je pourrai maintenant commencer à faire des films. »


» Incendies sera en présentation spéciale au TIFF (The Toronto International Film Festival), du 9 à 19 septembre.
» Au Québec, Incendies prendra l’affiche le 17 septembre
www.incendies-lefilm.com


(c) La Scena Musicale 2002