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La Scena Musicale - Vol. 16, No. 1 septembre 2010

L’Opéra de quat’sous : vertige d’une relecture

Par Lucie Renaud / 1 septembre 2010


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Jalon du théâtre du XXe siècle présenté des centaines de fois depuis sa création en 1928, fresque humaine qui cède la parole aux oubliés de ce monde, collaboration explosive entre deux géants, Bertolt Brecht et Kurt Weill, L’Opéra de quat’sous continue d’être disséqué avec une révérence certaine par les étudiants en art dramatique d’ici comme d’ailleurs. Si le grand public connaît bien certains des airs de la production dont le célèbre Mack the Knife, popularisé par quelques étoiles du jazz, rares sont ceux pourtant qui peuvent se vanter d’avoir vu une ou plusieurs versions de cette œuvre mythique. Dans cette optique,  le metteur en scène Robert Bellefeuille, dont on a pu apprécier le travail récemment lors de la première de l’opéra-féerie de Gilles Tremblay, a décidé de faire fi de ses peurs et de s’« offrir le vertige » de recréer la pièce. « La génération des 25 ans et moins n’a jamais vu l’Opéra de quat’sous à Montréal, explique-t-il en entrevue, et nous avons eu envie de partager la richesse de cette œuvre-là, de la redécouvrir. » À une époque où corruption, chutes des banques, crimes des cols blancs et désillusion font partie de notre quotidien, ce plaidoyer pour l’honnêteté lui semble d’une criante actualité.

Décaper Brecht                 

Dans un Québec en pleine effervescence qui multiplie les comédies musicales – alors que La mélodie du bonheur tient l’affiche depuis des mois et que la vie de Belles-sœurs se comptera vraisemblablement en années –, Robert Bellefeuille a pourtant choisi de présenter une production essentiellement théâtrale : « Je souhaitais une saveur plus bohémienne, qui donnait l’impression d’un travelling band. Le spectacle sera donc porté par une équipe de 21 personnes, à la fois interprètes, musiciens et déménageurs. » Les auditions se sont d’ailleurs avérées particulièrement exigeantes pour les interprètes qui, dans plusieurs cas, ont dû non seulement démontrer puissance et agilité vocale, mais également aptitudes musicales certaines, la densité de la partition se révélant parfois redoutable. « Le spectacle nous pose des défis, mais en même temps nous offre une grande liberté, malgré les contraintes. »

Dans l’esprit de Brecht et afin de favoriser la fameuse distanciation (Verfremdungseffekt, terme allemand qui pourrait se traduire plus adroitement par « effet de rendre étrange », ce qui n’implique en rien un éloignement du spectateur), Bellefeuille a souhaité les comédiens complices, non seulement de leurs partenaires de jeu, mais aussi du public. Celui-ci devient partie intégrante de la trame narrative, on lui confie à l’avance les ressorts de l’action. Sans l’exprimer autrement que par des gestes, un changement de ton ou une attitude, l’acteur insinuera constamment qu’il n’est que cela, justement, choix exigeant un investissement émotif très dense, celui-ci ne se voyant jamais offrir le luxe de décrocher. Tous se transforment en témoins de la scène quand ils n’y participent pas de façon active, favorisant l’abolition du quatrième mur : « Il ne faut jamais tomber dans le réalisme. » Il rappelle que, contrairement au théâtre psychologique, celui de Brecht se déroule dans l’instant présent et celui qui le précède : « Cela demande aux acteurs d’être dans l’instant, mais de pouvoir en sortir à tout moment, pour être avec le public. » Les doubles sens ont d’ailleurs été privilégiés, permettant clins d’œil multiples et pur plaisir de la sollicitation. La langue brute, directe du dramaturge René-Daniel Dubois se prête bien à ce travail de réappropriation. En effet,  avec l’aide de Marie-Élisabeth Morf et Louis Bouchard, il a débarrassé l’œuvre des couches culturelles successives des traductions précédentes afin d’atteindre la pureté de l’allemand et redonner son grain originel au bois précieux.

Recomposer Weill                 

Sans la musique de Kurt Weill, L’Opéra de quat’sous n’aurait vraisemblablement jamais connu une carrière aussi éblouissante sur les scènes internationales. Reconnaissable entre toutes, à la fois accessible par sa ligne mélodique et déstabilisante par ses changements abrupts sur le plan harmonique et ses orchestrations mordantes, elle se veut aussi bien pied de nez aux diktats de l’opéra ou de l’opérette que clins d’œil à Bach, à Schoenberg, au folklore ou aux airs de cabaret berlinois. Le compositeur ne disait-il pas lui-même : « Je n’ai jamais admis la différence entre la musique sérieuse et la musique légère. Il n’y a que de la bonne et de la mauvaise musique. »

L’instrumentation ayant été fixée de main de maître, il avait été impensable jusqu’à tout récemment (avant la cession des droits d’auteur) de retravailler la partition, défi auquel s’est plié sans hésiter Pierre Benoit, qui a notamment signé les trames sonores inspirées des productions de Dominic Champagne de Don Quichotte et de L’Odyssée. Impossible néanmoins pour lui de toucher à l’essence même du génie de Weill. « Le son du cabaret allemand des années 1920 était très révolutionnaire à l’époque. Je souhaitais redonner ses lettres de noblesse au genre, inventé par Weill, repris par de nombreux émules par la suite », explique le compositeur. Le plus grand défi demeure de travailler avec des acteurs qui, même s’ils possèdent des voix chantées remarquables, ne sont pas rompus aux codes d’une pratique musicale, contrairement aux membres de l’orchestre original de Kurt Weill, composé de sept multi-instrumentistes virtuoses jouant chacun de quatre ou cinq instruments.

Si, au départ, Robert Bellefeuille et Pierre Benoit avaient songé à transgresser les acquis et à faire une lecture plus moderne, plus « électrique » de la pièce, ce dernier a néanmoins tenu à conserver l’instrumentation originale. Il a cependant dû niveler certains arrangements sur le plan rythmique ou ramener à une base d’accords plus simple certains numéros afin que les acteurs puissent se les approprier sans trop de mal, tout en offrant des textures plus touffues aux cuivres, confiés aux deux seuls musiciens professionnels (hormis Benoit) de la troupe. Le tout permettra, croit-il, de retransmettre le côté un peu trash de l’œuvre. « Le mélange des genres donne un son très broche à foin, presque celui d’une fanfare, mais non dépourvu d’une belle discordance. » Rien pour déplaire à Brecht et Weill…


Théâtre du Nouveau Monde,  28 septembre au 23 octobre. 
www.tnm.qc.ca


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