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La Scena Musicale - Vol. 16, No. 1

Au rayon du disque : Présences du passé et Steve Lacy

1 septembre 2010


Version Flash ici.

Présences du passé
Annie Landreville

Qui dit « jazz » dit « standards ». De reprises en reprises, l’incontournable répertoire se fait parfois hommage. Mingus voulait que ses compositions prennent vie dans les oreilles des musiciens plutôt que sur une partition, et elles ne sont pas prêtes de mourir, comme on pourra le constater dans l’un des disques traités dans cette chronique. Les disques « hommage », s’ils permettent des relectures inspirées, donnent aussi l’occasion de découvrir des musiciens un peu oubliés, voire méconnus.

Violinjazz: The Music of Eddie South
Dorian Sono Luminus DSL-92110
www.violinjazz.com 


Musicien oublié s’il en est un, le violoniste Eddie South fait l’objet d’un bel hommage de la formation Violinjazz de Jeremy Cohen. Eddie South (1904-1962) a donné dans le jazz par défaut : considéré comme un prodige, celui qu’on a plus tard surnommé « the Black Angel of the Violin » avait tout pour devenir un grand musicien classique, mais il était Noir. Il s’est donc tourné vers le jazz et les orchestres. Il a étudié à Paris et a joué, entre autres, avec Stéphane Grappelli et Django Reinhardt. Cohen, pour sa part, a travaillé avec des vedettes populaires comme Ray Charles, Aaron Neville et Carlos Santana, signant aussi quelques trames sonores. Tombant sous le charme de ce pionnier du violon jazz, Cohen épouse ici de près le style de South, y interprétant de ses compositions (p. ex. Eddie’s Blues) ou encore des titres de son répertoire (Rhapsody in Blue). Les influences gitanes, classiques et populaires sont perceptibles, de même que le swing, voire un soupçon d’audace pré-bop, comme dans Mad Monk, composition de Billy Taylor, pianiste de l’enregistrement original des années 1940. Les trois accompagnateurs de Cohen sont tous excellents, la prise de son irréprochable, la musique témoignant d’un charme à la fois suranné et raffiné.

Dok Wallach: Live in Lisbon
Jazzwerkstatt 076
www.michael-thieke.de


À l’autre bout du spectre des hommages, Dok Wallach célèbre la musique de Charles Mingus dans l’esprit du grand compositeur, c’est-à-dire avec inventivité et énergie. La formation allemande, qui a emprunté le nom du psychiatre et confident de Mingus, existe depuis une bonne dizaine d’années. Créée par le clarinettiste et saxophoniste Michael Thieke, le groupe, sans piano, compte sur l’excellent Daniel Erdmann au saxophone ténor, Johannes Fink à la contrebasse et Heinrich Köbberling à la batterie. Les deux souffleurs y vont de performances épatantes et leur connivence est tout ce qu’il y a de plus ludique. Tijuana Moods Montage, en ouverture du disque, et Ah Um Montage sont tous deux inspirés des disques originaux, à partir desquels les musiciens ont fait des collages sonores, une démarche proche de celle du grand contrebassiste et compositeur. Ailleurs, on entend Eclipse, Hobo Ho et Pithecanthropus Erectus, soutenus par une section rythmique impeccable. Voici un bon complément à l’excellent ensemble de Normand Guilbeault, entendu plus tôt cette année sur Ambiances magnétiques.

Joe Chambers: Horace to Max
Savant records SCD 2107
www.jazzdepot.com


Un autre habitué de l’univers de Mingus est certes le batteur Joe Chambers. Avec son quintette et trois invités, il puise dans les œuvres autant de son mentor, Max Roach, que de Horace Silver, deux musiciens avec qui il a collaboré. La chanteuse Nicole Guiland, présente sur le disque du batteur The Outlaw de 2006, participe à deux des trois compositions de Roach incluses au programme, soit Mendacity et Lonesome Baby. Chambers utilise le vibraphone et le marimba dans sept des neuf pièces; dans Water Babies (de Wayne Shorter), les deux instruments sont même juxtaposés. Sur ce disque aux rythmes complexes et variés, on entend aussi beaucoup de percussions, avec la présence de Steve Berrios, autre habitué de l’univers du Grand Max. Notons enfin les pièces Evidence (de Monk), Ecaroh (de Silver) et la reprise d’un original de Chambers, Afreeka.


Steve Lacy… un classique ?
Félix-Antoine Hamel

Lorsqu’un musicien de jazz disparaît, sa musique peut rapidement sombrer dans l’oubli. Souvent conçues pour des
circonstances précises et pour des musiciens habitués à jouer ensemble, ses compositions risquent de trouver de moins en moins d’interprètes, de devenir des références seulement pour une petite chapelle – comme fut le cas de Lennie Tristano pendant des années, ou encore de Herbie Nichols. Cela peut aussi se produire pour des musiciens célèbres qui ne trouvent de nouveaux interprètes qu’après leur mort. Peu de gens jouaient Thelonious Monk de son vivant, pour ne citer que l’exemple le plus patent, mais depuis son décès en 1982, les projets monkiens foisonnent. À l’instar de son maître, le saxo soprano Steve Lacy (1934-2004) semble lui aussi attirer de jeunes adeptes marqués par ses méthodes, son style et ses enseignements.

Uwe Oberg, Christof Thewes, Michael Griener: Lacy Pool
hatOLOGY 677


Installé en France entre 1970 et 2002, Steve Lacy a laissé des traces indélébiles sur le Vieux Continent. Lacy Pool, par exemple, est un disque-hommage exemplaire d’un trio de solides pointures de la scène germanique. Le pianiste Uwe Oberg, le tromboniste Christof Thewes (de passage en ville cet été avec le Globe Unity Orchestra) et le batteur Michael Griener livrent une version personnelle du répertoire lacyien, utilisant le matériel comme tremplin à des improvisations très ouvertes. Dans la pièce d’ouverture (Stamps), les musiciens se servent du thème comme point de ralliement entre leurs solos ainsi qu’une courte improvisation collective, suscitant ainsi un équilibre entre la mélodie très rythmée et les solos abstraits. Cette interprétation annonce bien l’approche typiquement européenne qui prévaut dans ce disque où les thèmes sont traités autant avec déférence et respect qu’avec humour, voire avec un détachement presque zen qui n’aurait pas déplu au saxophoniste.

Ideal Bread: Transmit, Vol. 2 of The Music of Steve Lacy
Cuneiform Rune 296


Transmit est déjà le deuxième disque du quartette Ideal Bread dédié à la musique de Lacy. Fortement marqué par les enseignements du saxophoniste lors de son bref passage au New England Conservatory en 2002-2004, le saxophoniste baryton Josh Sinton fonda par la suite ce groupe avec le trompettiste Kirk Knuffke, le contrebassiste Reuben Radding et le batteur Tomas Fujiwara. Misant sur une approche freebop, le quartette souligne le côté plus rythmé et entraînant de la musique de Lacy, une approche plus « américaine » propulsée par une section rythmique souple et très efficace. Mais ce style terre-à-terre n’exclut pas quelques échappées dans des sphères moins contrôlées (The Breath) et quelques solos de baryton bien sentis. L’utilisation de cet instrument donne par ailleurs du relief aux compositions de Lacy, son registre grave mettant en évidence certains éléments qu’on n’attend pas toujours dans la musique du grand sopraniste.

The Rent: Musique de Steve Lacy
Ambiances Magnétiques AM 197 CD


Plus près de chez nous, le quintette torontois The Rent, dirigé par le tromboniste Scott Thompson, recrée fidèlement le son des groupes classiques de Lacy et s’attache particulièrement à souligner l’importance du verbe dans sa musique avec le concours de la chanteuse Susanna Hood. Outre Wes Neal (contrebasse) et Nick Fraser (batterie), le groupe peut aussi compter sur l’excellent saxo soprano Kyle Brenders, qui a réalisé un disque de duos avec son mentor Anthony Braxton. Choisissant avec soin des pièces du dédicataire, Thompson a su doser les chansons et les pièces instrumentales (des classiques comme The Bath et Blinks). On pourrait toutefois reprocher à l’ensemble une trop grande fidélité d’interprétation, comme si chaque musicien incarnait un rôle (Hood interprète Irène Aebi, Brenders interprète Lacy, etc.). Mais les musiciens savent tout de même conserver leur identité dans leurs solos (Brenders est particulièrement inspiré); du reste, Susanna Hood se montre d’une grande efficacité, et en français aussi ! Fort sympathique dans son ensemble, ce disque passe bien la rampe. Signalons enfin les belles illustrations de pochette, deux œuvres de l’artiste montréalais John Heward, percussionniste émérite et ami de longue date de Lacy.

Notons en terminant la parution d’un inédit de Steve Lacy November (Intakt CD 171), son dernier concert solo européen en 2003 : un touchant document du maître qui se livre tout entier.


(c) La Scena Musicale 2002