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La Scena Musicale - Vol. 15, No. 9 juin 2010

Jazz : Vijay Iyer

Par Félix-Antoine Hamel / 1 juin 2010


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À la fin du mois, la grande foire musicale du FIJM accueillera, encore une fois, sa kyrielle d’artistes de renom, tous genres confondus (ou presque). Perdu un peu dans cette cohue se trouve un musicien qui mérite le détour, ne serait-ce que pour le plaisir de découvrir un « nouveau » nom. Il serait un peu mal venu d’associer le pianiste Vijay Iyer à la relève; mais si l’on jette un coup d’œil à la programmation de cette 31e édition du festival, force est de constater qu’auprès des Herbie Hancock (70 ans), Ahmad Jamal (79 ans), Keith Jarrett (65 ans), Steve Kuhn (72 ans) et Dave Brubeck (89 ans), Iyer, à 38 ans, fait figure de jeunot. Quoi qu’il en soit, ce musicien sera au rendez-vous le 25 de ce mois et à deux reprises le même soir, d’abord en solo puis en trio. Question de le situer, voici quelques repères et deux chroniques de disques récents qui mettent ses talents bien en évidence.

Musicien d’ascendance indienne mais né aux États-Unis, Vijay Iyer s’est bâti une solide réputation depuis une dizaine d’années grâce à un jeu robuste et à quelques disques dynamiques avec un quartette mettant également en vedette son compatriote et contemporain, le saxophoniste alto Rudresh Mahanthappa. Faisant appel autant à un langage jazzistique de pointe qu’à des rythmes et mélodies influencés par la musique indienne, ces deux musiciens se sont fait remarquer par une série d’enregistrements dont Panoptic Modes (2000), Black Water (sous le nom de Mahanthappa, 2002) et Blood Sutra (2003). Cela dit, Iyer semble prêt à entamer une nouvelle phase de son développement musical, cette évolution s’illustrant à merveille par la parution de Historicity. Applaudi par la critique à sa sortie l’an dernier, ce nouvel album en trio offre la chance d’entrer un peu plus qu’avant dans son monde musical, de palper ses influences, même de déchiffrer sa vision de l’histoire.    www.vijay-iyer.com

» Aller aux devants de l’histoire

Vijay Iyer Trio : Historicity
ACT 9489-2 (www.actmusic.com)


De toute évidence, un musicien comme Iyer ne saurait prodiguer une leçon d’histoire en se limitant à de simples relectures de thèmes et de techniques du passé. Il chercherait plutôt à intégrer à sa conception divers morceaux composés par d’autres musiciens de tous horizons – par exemple, une version inattendue de Somewhere de Bernstein et Sondheim qui côtoie une interprétation de Galang (de l’artiste électro/hip-hop d’origine tamoule M.I.A.) –, le tout bien arrondi par de nouvelles versions de ses propres pièces. Le jeu percussif du pianiste est soutenu à merveille par le contrebassiste Stephan Crump et le batteur Marcus Gilmore : leur façon de traiter le répertoire conjuguée à l’interaction explosive entre ces trois protagonistes donnent à l’ensemble une qualité que le pianiste qualifie lui-même de perturbatrice (disruptive). De ce fait, Iyer s’inscrit dans la lignée des Ellington, Monk et Taylor, ces « apôtres du discontinu », comme les avait surnommés le critique français Michel-Claude Jalard. On décèlera du reste l’influence d’un autre pianiste issu de cette lignée illustre, Andrew Hill, dont la composition Smoke Stack, avec ses harmonies disjointes et sa construction dense, est rendue avec justesse par Iyer et ses acolytes. Ayant hérité de son ancien patron Steve Coleman un goût pour les rythmes très appuyés et souvent complexes, Iyer va lorgner aussi bien du côté de Stevie Wonder (Big Brother) que de l’organiste de soul jazz Ronnie Foster (Mystic Brew); toutefois, c’est une solide relecture de Dogon A.D. de Julius Hemphill qui permet de constater l’énorme influence que ce musicien exerce encore parmi les plus créatifs des jazzmen new-yorkais, de Tim Berne à Marty Ehrlich (ce dernier ayant aussi livré une version de cette pièce presque mythique sur l’un de ses disques récents). Si certains pouvaient reprocher à Iyer de se répéter (ses disques en quartette, pourtant excellents, sont souvent quelque peu interchangeables), il affirme toutefois avec cet opus remarquable sa volonté de dépasser les limites qu’il s’était lui-même fixées.

Wadada Leo Smith : Spiritual Dimensions
Cuneiform Rune 290/291 (www.cuneiformrecords.com)


Comme sideman, le pianiste a su gagner le respect de ses pairs, autant parmi les rappeurs (Mike Ladd, Dead Prez) que du côté des musiciens d’avant-garde, entre autres les vétérans de l’AACM Roscoe Mitchell et Wadada Leo Smith. Proche collaborateur de ce dernier dans le Golden Quartet, Iyer fait figure de pilier dans cet ensemble après avoir pris la relève d’Anthony Davis, la formation étant complétée par le contrebassiste John Lindberg et un nouveau batteur, Pheeroan akLaff. Sur le premier disque de cette double parution intitulée Spiritual Dimensions, on entend le concert intégral de ce groupe au Vision Festival de New York en 2008, mais avec un invité de marque, le batteur Don Moyé de l’Art Ensemble of Chicago. Comme toujours chez Smith, la frontière est floue entre composition et improvisation, la musique évoluant de façon très organique, constamment relancée par les cinq instrumentistes qui réagissent au moindre événement sonore. Les mélodies dépouillées et incantatoires de Smith, d’un lyrisme austère, trouvent un interlocuteur attentif en Iyer, qui sait ponctuer les phrases du trompettiste d’un commentaire judicieux. Dialoguant le plus souvent de manière soutenue entre eux, les deux batteurs poussent le pianiste vers un jeu plus robuste et percussif. Lindberg, quant à lui, livre un long et impressionnant solo sur Umar at the Dome of the Rock, qui se termine par une dense fanfare de percussions et de trompette. L’autre pièce de résistance du disque, South Central L.A. Kulture, présente une version partiellement électrifiée du groupe, le son de la basse et de la trompette étant fréquemment modifié, Iyer passant occasionnellement au synthétiseur. Ce morceau constitue une parfaite transition vers le deuxième disque, enregistré un an plus tard par Organic, un groupe électrique du trompettiste comptant deux bassistes, un violoncelliste, un batteur et jusqu’à quatre guitaristes. Smith semble développer ici les conceptions jazz-rock du Miles Davis des années 1970, auquel il avait d’ailleurs déjà fait référence plus explicitement au sein d’un projet antérieur (Yo Miles!), en tandem avec le guitariste Henry Kaiser.


(c) La Scena Musicale 2002