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La Scena Musicale - Vol. 15, No. 9 février 2013

l’Éternel Féminin : La Symphonie des mille de Mahler et les Vêpres de Monteverdi

Par Guy Marchand / 15 février 2013


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Le 20 juin, pour célébrer le 10e anniversaire de leur heureuse association, Yannick Nézet-Séguin et l’OMGM présenteront à Montréal la Huitième symphonie de Gustav Mahler, une œuvre « gigantissime » conçue pour huit solistes vocaux, chœur d’enfants, double chœur mixte et un orchestre de près de 200 musiciens. Lors de sa création en 1910, il y a donc 100 ans cette année, le promoteur avait réuni sur scène plus de 1000 exécutants, d’où le surnom « symphonie des mille ».

Cette œuvre représente l’aboutissement paroxystique d’un genre monumental issu du baroque, dont le premier chef-d’œuvre est sans aucun doute les Vêpres à la Vierge Marie de Claudio Monteverdi, publiée 300 ans plus tôt, en 1610. Or, le hasard faisant parfois bien les choses, les 24 et 28 juin, dans les jours suivant la Huitième symphonie, Christopher Jackson et son Studio de musique ancienne présenteront les Vêpres, dans le cadre de Montréal Baroque, pour en souligner le 400e anniversaire. 

En cette semaine du solstice d’été, il sera certainement réjouissant d’entendre à quelques jours d’intervalle ces deux œuvres car, alors que l’essentiel du répertoire consiste en messes de requiem et solennelles, Passions sur la mort du Christ et drames bibliques aux sujets tout aussi sombres qu’austères, les Vêpres de Monteverdi et la Symphonie des mille de Mahler sont au contraire d’une luminosité transcendante et chacune d’elle, selon l’expression de Mahler lui-même à propos de sa Huitième, « est une immense ‘dispensatrice de joie’1 ».

Ces deux œuvres, qui représentent en quelque sorte l’alpha et l’oméga de ce style monumental, ont aussi ceci de particulier en commun : elles célèbrent toutes deux la Mater Gloriosa, la Vierge Marie dans toute sa gloire, et, chacune à sa manière, transcendent la stricte représentation catholique romaine pour magnifier de manière plus universelle cet être solaire que voyait Goethe dans ce qu’il finit par appeler l’Éternel Féminin.

En allemand, « soleil » est un mot féminin et « planète », un mot masculin. Et, pour Goethe, par l’attraction qu’elle exerce sur ses « frères-planètes », comme le chante un chœur d’archanges au tout début du Prologue au Ciel qui ouvre son Faust, par la façon dont elle maintient leur course autour d’elle, la Soleil incarnait à l’échelle cosmique le principe féminin de la vie, agissant à l’échelle humaine dans l’attraction qu’exerce la femme sur l’homme.

Il faudrait donc traduire ce premier chœur au féminin comme suit :

La Soleil résonne, selon le rite antique,
Au milieu de ses frères-planètes
Et son pas, grondant de tonnerre,
Accomplit la destinée qui lui est depuis toujours prescrite.
Elle donne aux anges leur vigueur
Encore qu’à tous elle demeure insondable
Et par elle, les œuvres inconcevables et sublimes
Rayonnent comme au premier jour.

Or, au premier jour du genre monumental, dans le premier chef-d’œuvre que sont les Vêpres de Monteverdi, curieusement intercalés entre les psaumes traditionnellement chantés pendant les vêpres mariales, on retrouve d’autres textes qui leurs sont étrangers, dont deux extraits du Cantique des cantiques qui encensent la noire (Nigra sum) et sensuelle beauté (Pulchra es) de la reine de Saba…

Quant à Mahler, dans cette symphonie qui ne compte que deux mouvements, il a juxtaposé deux textes offrant des représentations contrastantes et complémentaires, l’une masculine et ancestrale, l’autre féminine et relativement nouvelle, du divin : le premier mouvement met en musique le Veni Creator Spiritus, hymne dédié à l’Esprit Créateur remontant au IXe siècle et considéré comme le plus ancien chant de la chrétienté ; le second, la scène finale du Faust de Goethe, écrite au début du XIXe siècle et dans laquelle l’auteur accordait le salut à son héros par l’intercession de la Mater Gloriosa. Autrement dit, 1000 ans séparent les deux textes que réunit cette œuvre, autre raison pour la qualifier de « symphonie des mille ».

Mais, pour saisir toute la portée que cette juxtaposition, il vaut la peine de revenir aux origines du mythe de Faust qui, bien avant que Goethe s’y intéresse, avait déjà profondément imprégné la culture allemande. Dans la légende populaire, qui fit l’objet d’une première publication en 1587 sous la forme d’un récit anonyme2, Faust est présenté comme un savant aux dons exceptionnels qui, déçu du peu de connaissances acquises après une pieuse vie consacrée à l’étude, vend son âme à un suppôt du Diable appelé Méphistophélès, afin de pouvoir enfin accéder, demande Faust, aux « fondements derniers » des choses. Mais le malin génie a tôt fait de détourner le vieux savant de ce but premier en l’entraînant dans une vie futile, faite de luxure et de tours pendables réalisés grâce aux pouvoirs magiques qu’il lui procure. Au terme d’un pacte d’une durée de 24 années (correspondant aux 24 heures du jour, microcosme des cycles naturels de la vie), Faust connaît une mort atroce avant d’être livré aux tourments sans fin de l’Enfer, comme le méritent, dit l’édifiant récit à la fin de la page-titre, « tous les impies que poussent la démesure et la curiosité blâmables ».

Mais au Siècle des Lumières, le désir de dépasser ses limites, de tout connaître, était plutôt considéré comme louable, comme une qualité indispensable à tout homme de bien qui se voulait un esprit éclairé. C’est pourquoi Goethe fit de son Faust un homme qui, après chaque chute, se relève et poursuit avec obstination sa quête d’un monde meilleur. Les femmes qu’il croise en chemin, Marguerite, Hélène, Marie, figuraient les grandes étapes d’une histoire universelle conçue comme une spirale ascendante, « Progrès » auquel le sceptique qu’était Goethe s’obligeait à croire pour ne pas désespérer de la nature humaine.

C’est aussi pourquoi Goethe décida d’accorder le salut à l’homme bien imparfait qu’il avait fait de son Faust : le Ciel intervient en un grandiose deus ex machina, dont la vision est digne du Jugement Dernier de Michel-Ange et dont le texte appelle une musique comparable aux plus grands oratorios baroques. Cependant, au milieu de la scène imaginée par Goethe, ce n’est ni le Père ni le Fils ni le Saint-Esprit qui se manifeste, mais bien la Mater Gloriosa, la Vierge Marie dans toute sa gloire, entourée d’une théorie d’anachorètes, d’anges, d’enfants bienheureux et de pénitentes. Pour l’auteur, après Marguerite à l’échelle d’une vie individuelle, après Hélène de Troie à l’échelle de l’histoire universelle, La Vierge Marie n’était que la dernière, à l’échelle spirituelle, d’une série de représentations humaines de ce principe féminin de la vie, que la Soleil, évoquée au tout début de son œuvre, incarnait à l’échelle cosmique. C’est ainsi que, bien avant Aragon, Goethe avait vu en la femme l’avenir de l’homme.

Lors d’une conversation avec son secrétaire Eckermann, Goethe attira l’attention sur un passage particulier de cette scène finale, le chœur d’Ange qui suit le solo du Pater Profundus et que Mahler fait chanter par un chœur féminin en lui superposant, comme le suggèrent les deux derniers vers, la ronde des Enfants Bienheureux :

Celui qui lutte sans jamais se lasser,
Nous pouvons le racheter,
Et quand de là-haut
L’amour a pris parti pour lui,
La légion des bienheureux vient l’accueillir,
Avec une cordiale bienvenue.

« Ces vers, dit Goethe, contiennent la clé de la rédemption de Faust. L’activité de Faust grandit et se purifie à la fin, et c’est l’éternel amour qui de là-haut vient à son secours. Cela est en parfaite harmonie avec notre tradition religieuse, suivant laquelle nous arrivons à la béatitude non seulement par nos propres forces mais aussi par la grâce divine.

« Vous admettrez d’ailleurs que la fin, où l’âme sauvée monte au ciel, était d’une exécution difficile et que dans ce domaine suprasensible, dont on a peine à se faire une idée, je risquais fort de me perdre dans le vague si je n’eusse donné à ce que j’avais conçu une forme déterminée qui pût rendre plus nette mes visions, en me servant des figures bien caractérisées et des conceptions bien définies de l’Église chrétienne3. »

Au-delà de cette tradition chrétienne, de toute tradition religieuse, Goethe devait finalement trouver un nom à cette grâce divine qui transcende pour lui toute représentation, qu’il proposa dans les tout derniers vers du tout dernier chœur de son ultime chef-d’œuvre :

Chorus Mysticus
Toute chose périssable
Est symbole seulement,
L’imparfait, l’irréalisable
Ici devient événement ;
Ce que l’on ne pouvait décrire
Ici s’accomplit enfin
Et l’Éternel Féminin
Toujours plus haut nous attire4.

C’est ainsi qu’à la toute fin du Faust de Goethe, l’expression « Éternel Féminin » fit son entrée dans l’histoire des idées.

Non seulement Mahler a-t-il su traduire en musique de manière sublime cette « Transfiguration de Faust », mais il est peut-être aussi celui qui a le mieux exprimé en mots ce que pouvait signifier pour un lecteur de l’époque les vers du chœur mystique sur lesquels se conclut le chef-d’œuvre de Goethe et comment ils renvoyaient à la Soleil et ses « frères-planètes » du chœur d’ouverture.

Quelques jours après avoir achevé sa symphonie, il confia à un ami : « Elle est si originale de contenu et de forme que je ne sais comment la décrire. Imaginez que l’univers se mette à chanter et à résonner. Ce ne sont plus des voix humaines, mais des planètes et des soleils qui tournent5… »


» Guy Marchand est musicologue, chargé de cours à l’Université de Sherbrooke, Auteur de Faust ou les métamorphoses d’un mythe, série radiophonique diffusée en 1999 à la défunte Chaîne culturelle de la Société Radio-Canada pour souligner le 250e anniversaire de la naissance de Goethe

Mahler : la « Symphonie des mille » avec Yannick Nézet-Séguin, l’Orchestre Métropolitain et l’Orchestre du Centre national des Arts
» 16 et 17 juin, 20 h, salle Southam, Centre national des Arts, Ottawa
» 20 juin, 16 h, salle Wilfrid-Pelletier, Place des Arts, Montréal
www.orchestremetropolitain.com            www.nac-cna.ca

Monteverdi : Vespro della Beata Vergine avec Christopher Jackson, le Studio de musique ancienne de Montréal, la Bande Montréal Baroque, Suzie LeBlanc, Monika Mauch, Joel Gonzales, Charles Daniels, Harry van der Kamp et Normand Richard
» 24 et 28 juin, 19 h, Chapelle Notre-Dame-de-Bon-Secours (24), Grand Séminaire de Montréal (28), Montréal         www.montrealbaroque.com


1. Lettre de Mahler à Richard Spetch, mi-août 1906; in de La Grange, Mahler, Paris, Fayard, 1984, vol. II, p. 898.

2. L’histoire du Docteur Faust 1587, Jougne, Éditions de l’Amble, 2006. Réédition de la traduction de Joël Lefebvre originalement parue aux éditions Belles Lettres en 1970.

3. Conversations de Goethe avec Eckermann, Paris, Gallimard, 1988, 6 juin 1831, p. 421.

4. Goethe, Faust, traduction de Jean Malaplate, Paris, GF-Flammarion, 1984, p. 497.

5. Lettre de Mahler à Mengelberg, mi-août 1906 ; in de La Grange, Mahler, Paris, Fayard, 1984, vol. II, p. 898.

Lettre de Mahler à sa femme, fin juin 1909 ; in de La Grange, Mahler


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