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La Scena Musicale - Vol. 15, No. 8 mai 2010

Au rayon du disque : À voir dans un festival près de chez vous

Par Marc Chénard, Félix-Antoine Hamel / 1 mai 2010


Version Flash ici.

Tomasz Stanko Quintet: Dark Eyes
ECM 2115


De loin le jazzman polonais le plus célèbre, Tomasz Stanko doit certainement une fière chandelle à l’étiquette ECM. En 1975, il produisait son premier disque pour l’entreprise de Manfred Eicher (Balladyna) et, suivant un long hiatus dans les années 1980, il est revenu au bercail, pour ainsi dire, produisant un nouvel album à tous les deux ou trois ans depuis près de vingt ans déjà. Trompettiste au jeu sobre, il préfère les tempos lents ou moyens, caressant chacune des notes avec une attention particulière. Ce nouvel enregistrement s’inscrit une fois de plus dans la lignée de ses albums antérieurs. Ici, par contre, il s’entoure d’une nouvelle formation de jeunes musiciens, tous issus de pays nordiques, incluant une guitare électrique (Jakob Bro) et une basse électrique (Anders Christensen), fomation arrondie par deux Finnois, Alexi Tuomarila au  piano et Olavi Louhivuori à la batterie. Des dix pièces du recueil, deux thèmes ont été composés par son maître à penser, le pianiste légendaire Krzyzstof Komeda (rendu célèbre pour ses trames sonores au  cinéma) ; tous les autres sont de la plume du trompettiste, incluant la plage qui donne son titre au disque – qu’il ne faut pas confondre avec le vieux standard. Lyrique dans son ensemble, avec deux ou trois moment plus entraînants, la musique se déploie en gestes posés, comme le ferait un peintre appliquant ses couleurs avec un fin pinceau. Signalons enfin que le  quintette sera en tournée canadienne, incluant, entre autres, des arrêts à Montréal, Ottawa, Edmonton et Vancouver.   MC

Wallace Roney: If Only for One Night
High Note HCD7202


En entendant les premières notes du disque, l’auditeur pourrait craindre le pire: les riffs de basse lourds et effets de clavier électrique ravivent le spectre du jazz fusion à son plus lancinant. Pourtant, cette pièce d’ouverture (Quadrant) parvient à se tirer du bourbier après le solo de Wallace Roney, trompettiste accompli et chef d’un solide quintette de jazzmen américains. Fort heureusement, le reste du disque s’avère beaucoup plus satisfaisant. Successeur au trône du grand Miles, Roney est un technicien supérieur à son maître qui nous gratifie d’une brillante surprise, soit un solo sans accompagnement aucun de cinq minutes (FMS) en conclusion de cette séance enregistrée en direct d’un peu plus d’une heure. Outre les petites digressions pop (dont une interprétation en ballade de Let’s Wait Awhile de Janet Jackson, jouée avec sobriété et élégance), la musique est essentiellement acoustique avec, évidemment, des références au célèbre quintette des années 1960 de Davis. À 50 ans, Roney est certainement au faîte de sa carrière, autant techniquement que musicalement, et il le prouve dans ce disque que l’on dit le premier live sous son nom. Les notes de Francis Davis valent aussi la lecture, car il prend le taureau par les cornes en abordant franchement cette relation entre le maître et son
disciple. Pour le disque, on accordera quatre étoiles pour la plupart des plages moins une, ou deux, pour les dérapages occasionnels. (En concert au Festival international de jazz de Montréal, 28 juin.)  MC

Mostly Other People Do the Killing: Forty Fort
Hot Cup Records 091 (www.hotcuprecords.com)


Quartette sans piano modelé sur le groupe légendaire d’Ornette Coleman, cet ensemble au nom certes provocateur est constitué de jeunes loups avec un faible pour la facétie. À l’instar de leurs deux premiers disques, l’illustration arborant la pochette cartonnée de cette offrande est un pastiche d’un album vinyle de 1962 du batteur Roy Haynes intitulé Out of the Afternoon. Poussant même le canular un peu loin, cet ensemble, sous la direction du bassiste Matthew « Moppa » Elliott, calque le design graphique de l’étiquette du disque d’origine sur Impulse, sans oublier des notes de présentation (en lettres grises sur fond noir, ô malheur !) rédigées par Leonardo Featherweight (sic). Par-delà le concept visuel qui fera sourire les jazzophiles aguerris, on y trouve une musique tournée vers le présent, exécutée par une bande d’espiègles talentueux, même surprenants, le trompettiste Peter Evans y allant d’un jeu assez inoui. Sans nier la tradition du jazz, le groupe s’en inspire dans les huit pièces originales du bassiste (la neuvième étant une relecture ironique du thème Cute de Neil Hefti), chaque morceau servant de tremplin à des improvisations pugnaces du trompettiste et du saxo (alto et ténor) John Irabagon. Elliott et le batteur Kevin Shea, en revanche, assurent un accompagnement fébrile qui titube souvent au bord du gouffre, sans pourtant perdre pied. Les amateurs de musiques aventureuses à Vancouver et à Ottawa seront comblés par cette formation énergique, et les autres peuvent toujours prendre plaisir à les découvrir sur ce disque (voir site Web ci-dessus).  MC

Chet Doxas: Big Sky
Justin Time JTR8558


Également en tournée canadienne cet été, le jeune saxophoniste ténor montréalais Chet Doxas revient ici à la charge avec un troisième disque sous son nom et un second pour l’étiquette Justin Time. Accompagné comme toujours par son frère batteur Jim, à qui il dédie la pièce d’ouverture (For Jim) et par son fidèle bassiste Zach Lober (désormais installé à New York), le ténor a recruté le guitariste Benoît Charest (Les triplettes de Belleville, vous vous en souvenez ?) pour arrondir son groupe. À l’écoute de cet album, campé dans un jazz mainstream de bon aloi, on remarquera une espèce de clivage, le ténor et la batterie étant particulièrement dynamiques, la basse et la guitare plutôt en retrait. Est-ce la prise sonore ou une décision d’avoir deux niveaux de jeu différents ?... Tous deux produits du système d’éducation musicale de notre temps, les frères Doxas pourraient facilement tenir leur bout avec des grosses pointures, et ils le font aussi, mais on aurait souhaité que la rythmique les pousse davantge. Des sept titres regroupés sur cette surface concise de 46 minutes, le ténor interprète un seul standard, et en solo absolu aussi, soit l’un des indicatifs musicaux de Benny Goodman (Goodbye), repris plus tard par Jimmy Giuffre, et à qui l’interprétation est dédiée. On accordera volontiers quatre étoiles au tandem Doxas, mais on déduit une demie pour la rythmique trop sage. On ne peut qu’espérer que des musiciens de cette trempe se laissent aller davantage sur scène – et l’expérience le prouve, il n’y a rien comme des tournées pour faire vraiment lever la musique.   MC

Barry Guy, London Jazz Composers Orchestra, Irène Schweizer : Radio Rondo/Schaffhausen Concert
Intakt CD 158 (www.intaktrec.ch)


Dix ans séparent la dernière apparition sur scène du London Jazz Composers Orchestra (à Berlin en 1998) et ce nouvel opus, Radio Rondo, enregistré au festival de Schaffhausen (Suisse) en mai 2008. Pour cette nouvelle édition transgénérationnelle de son orchestre quasi mythique, le contrebassiste et compositeur Barry Guy a assemblé une imposante cohorte de 18 musiciens, dont Evan Parker, Mats Gustafsson, Trevor Watts, Conrad et Johannes Bauer, Herb Robertson, Barre Phillips, Paul Lytton et Lucas Niggli, entre autres. L’invitée de marque est la pianiste Irène Schweizer, grande dame de la musique improvisée en Suisse. En guise de prélude, Schweizer livre en un solo de 15 minutes un admirable condensé de son style, utilisant toutes les ressources dynamiques de son instrument, celui-ci étant par ailleurs particulièrement bien servi par l’enregistrement. Rien ne prépare l’auditeur, cependant, à l’entrée saisissante de l’orchestre qui marque le début de la pièce de Guy (on vous aura averti). Radio Rondo se présente comme une composition modulaire, les interventions – souvent intenses – de l’orchestre complet alternant avec des passages solo pour la pianiste ou encore des sous-ensembles. Fort de quatre décennies de recherches pour intégrer composition et improvisation (d’abord avec le LJCO, puis avec son New Orchestra), Guy est désormais dans une situation privilégiée, qui lui permet d’écrire pour des collaborateurs de longue date qui partagent sa vision. Notre seul regret ici, vu la forme « concertante » de la pièce, tient à ce que ces collaborateurs n’aient pas eu plus d’espace pour faire valoir leurs talents (considérables) de solistes.   FAH
(Barry Guy en concert à Vancouver dans un projet multimédia, commande du festival, 25 juin.)

Alexander von Schlippenbach, Globe Unity Orchestra :  Globe Unity - 40 Years
Intakt CD 133 (www.intaktrec.ch)


Comme le London Jazz Composers Orchestra (voir ci-dessus), le Globe Unity Orchestra d’Alexander von Schlippenbach a su traverser les décennies tout en conservant sa force de frappe relativement intacte. Après tout, c’est cette formation transeuropéenne qui, en 1966, proclamait l’indépendance (ou plutôt l’Emanzipation) de la musique improvisée européenne face au free jazz américain. Comme le LJCO, le GUO a aussi connu une longue période d’inactivité (entre 1987 et 2002) ainsi qu’un personnel plutôt changeant. Pour cette célébration du quarantième anniversaire de l’orchestre au festival de Berlin en 2006, Schlippenbach avait
rassemblé 15 musiciens, parmi lesquels on
trouve des anciens de l’orchestre (Manfred Schoof, Evan Parker, le regretté Paul Rutherford, Paul Lovens, Paul Lytton), d’autres d’une plus jeune génération qui ont su s’inspirer des acquis de ces combattants de la première heure (Jean-Luc Capozzo, Axel Dörner, Rudi Mahall), puis deux sympathisants américains (les trombonistes George Lewis et Jeb Bishop). Dans un esprit démocratique, tous ces musiciens, hormis les deux batteurs, ont la chance de se faire valoir à titre de soliste. En l’absence de Peter Brötzmann, l’orchestre perd un peu de ce nihilisme tonitruant qui était l’une de ses qualités les plus remarquables (ou l’un de ses défauts les plus impardonnables, diront d’autres). Après Globe Unity Forty Years, une pièce de 19 minutes qui ouvre le disque, Schlippenbach a plutôt choisi de se pencher sur l’histoire de sa formation, réinterprétant deux de ses propres compositions (Bavarian Calypso et The Forge), ainsi que des pièces de Willem Breuker (Out Of Burtons Songbook), Kenny Wheeler (Nodago) et Steve Lacy (The Dumps) ; en bref, voici une célébration vivante et variée par une formation légendaire. FAH
(En concert à Montréal, Ottawa, Vancouver.)

Han Bennink : Hazentijd
Data Images 06  (www.toondist.nl)


Visiteur fréquent au Canada depuis une vingtaine d’années, le batteur fou hollandais Han Bennink est considéré dans son pays comme un trésor national. À 68 ans, il déborde d’énergie et sa présence théâtrale sur scène ravit les spectacteurs. L’an dernier, une biographie voyait le jour dans son pays, suivie par cette production visuelle comprenant un documentaire de 70 minutes (avec sous-titres anglais) et près d’une heure « d’extras », regroupant des extraits de concerts filmés. Véritable bougie d’allumage, le grand Han a accompagné les grands au cours d’une
 carrière de quelque 50 ans (Johnny Griffin, Eric Dolphy, Sonny Rollins…), sans oublier tout le gratin du free jazz européen. Dans le documentaire, il lit des passages de ses journaux de bord, tenus dans les années 1960, ces séquences étant entrecoupées de films d’archives ou de témoignages de ses compagnons de route comme Evan Parker et Peter Brötzmann. De plus, on le voit faire son numéro, jouant pour les enfants dans sa ferme, tenant des ateliers à l’École de musique de Banff et livrant ses propos avec franchise et humour. Dans la seconde partie, le batteur nous en donne plein la vue dans les huit séquences musicales complétant le DVD, dont un duo loufoque de 27 minutes avec son plus vieux compagnon de route, le pianiste Misha Mengelberg, des prestations en petites et en grandes formations, sans oublier un solo de trois minutes où il déballe à peu près tous les tours dans son sac, tous plus désopilants les uns que les autres. Mais que ça swingue aussi ! Bien qu’introuvable en magasin chez nous, il y a toujours Internet pour le dénicher. Han Bennink sera en tournée au Canada en juin avec la formation du cornettiste batave Eric Boeren (Montréal, Toronto, Ottawa, Vancouver).   MC

Urs Leimgruber, Jacques Demierre, Barre Phillips :  Albeit
Jazzwerkstatt 074 (www.records-cd.com)


Le saxophoniste suisse Urs Leimgruber appartient à cette génération de musiciens européens pour qui la pratique de l’improvisation pure s’apparente à l’usage d’un langage complet et autosuffisant. Membre dans les années 1970 du collectif Om, un groupe qui tentait la synthèse du free jazz et du jazz-rock, il participa ensuite au quartette acoustique Reflexionen, avant de s’imposer comme une figure majeure de la musique improvisée européenne dans les années 1990 avec son compatriote batteur Fritz Hauser, notamment au sein du remarquable Quartet Noir (avec Marilyn Crispell et Joëlle Léandre). Sur Albeit, on retrouve le saxophoniste au sein d’un trio qui existe depuis une dizaine d’années, cette fois avec le grand contrebassiste Barre Phillips et un autre Suisse, le pianiste Jacques Demierre. À l’instar du saxophoniste britannique John Butcher, Leimgruber peut parfois adopter une approche assez dépouillée, voire aride, et une sonorité sèche, d’une froideur calculée (caractéristiques que l’on remarque particulièrement ici sur la deuxième piste, Tiebla, un solo de soprano). Les trois musiciens partagent d’ailleurs ce même goût pour un jeu nerveux et sec, volontiers saccadé et pointilliste. La température monte quelque peu lorsque Leimgruber passe au ténor, mais seulement dans les
dernières minutes du disque, hélas ! Malgré les qualités indéniables de ces trois maîtres improvisateurs, cet enregistrement risque de plaire surtout aux inconditionnels de l’improvisation à l’européenne.   FAH
(En concert au Festival international de musique actuelle de Victoriaville, 23 mai, sans Barre Phillips).


(c) La Scena Musicale 2002