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La Scena Musicale - Vol. 15, No. 8 mai 2010

André Leroux + Richard Underhill : Anches endiablées

Par Marc Chénard / 1 mai 2010

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Ils sont tous deux saxophonistes, passionnés de jazz jusqu’au bout des doigts, marqués à vif par Coltrane et reconnus de tous dans leurs villes respectives. Pourtant, André Leroux, l’homme de toutes les occasions de la scène montréalaise, et Richard Underhill, le saltimbanque en chef des Shuffle Demons de Toronto, sont des musiciens d’expériences et de parcours très contrastés.

Naviguant aisément entre les mondes du jazz et de la musique écrite (l’ensemble Bradyworks, le Quatuor de saxophones Quasar), Leroux figure parmi les musiciens pigistes les plus sollicités en ville. Que l’on pense à sa participation de longue date au quartette de son vieux copain François Bourassa, de ses collaborations auprès de Vic Vogel et de Joe Sullivan, sans oublier la longue liste de séances en studio ou à la télé avec des artistes populaires de la trempe de Ginette Reno ou de Diane Dufresne, André Leroux accomplit son travail avec une efficacité redoutable. Outre son ténor, indubitablement son premier instrument, il maîtrise avec autant d’assurance le saxo soprano et plus qu’honorablement la flûte et les clarinettes (si bémol et basse). Peu importe le contexte, il s’investit toujours pleinement et son jeu réussit à trouver l’auditeur quand l’occasion lui est offerte de prendre un solo. Béni de talent, Leroux pourrait facilement faire carrière par-delà nos frontières.

En dépit de ses atouts, il manquait un élément à son dossier, peut-être le plus important: un disque à son propre nom. En juin 2009, il comblait enfin cette lacune en mettant au monde (le jour même de ses 46 ans, ô coincidence !) ce premier opus tant attendu par la faune jazzistique locale. Intitulée Corpus Callosum (Effendi 089), cette parution n’a certainement pas déçu, ayant pleinement mérité ses quatre étoiles dans ces pages en juillet dernier. Bien que le milieu dût s’armer de patience, le saxophoniste a livré sa marchandise en dépit d’une attente de plus d’un an, attente marquée par un triste incident de parcours, soit la mort subite du technicien de son et principal instigateur de la séance, Denis Fréchette. Néanmoins, la sortie du disque tomba pile avec l’édition trentième anniversaire du FIJM, qui lui offrit d’ailleurs la scène de son nouvel établissement (l’Astral de la Maison de jazz Rio Tinto Alcan), la prestation s’avérant parmi les plus solides concerts de jazz au programme. Menée de main de maître par Leroux, la performance était des plus convaincantes grâce à ses fieffés complices Normand Deveault au piano, Frédéric Alarie à la contrebasse et Christian Lajoie à la batterie.

« Je savais que le disque allait venir un jour, avoue le saxo dès le début d’une conversation tenue après une répétition de l’ensemble Quasar, mais je n’étais pas vraiment pressé ; chaque chose en son temps, quoi. En fait, ce désir n’était pas aussi fort chez moi que chez les autres, mon batteur en particulier. Il me poussait constamment dans le dos en me demandant régulièrement quand on allait le faire et si on arriverait un jour à tourner ensemble. » Outre son batteur, la maison de disques le talonnait aussi, et il finit par céder à la demande générale.

Christian Lajoie peut certainement se réjouir en ce moment, non seulement de la publication du disque, mais aussi de la tournée nationale des festivals de jazz canadiens du groupe à la fin juin. Armés du disque, Leroux et consorts visiteront à peu près tous les grands centres au pays, de Victoria à Halifax (voir encadré), incluant une nouvelle performance à l‘Astral en soirée de clôture du FIJM (4 juillet). Mais les amateurs pourront aussi l’applaudir le 28 de ce mois au Festival de musique de chambre de Montréal à l’occasion d’un concert hommage à Charlie Parker et à John Coltrane, concert mettant également en vedette les altistes Rémi Bolduc et Jean-Pierre Zanella ainsi que son jeune comparse ténor Chet Doxas.

Musicien de toutes les occasions

Quiconque entend André Leroux en spectacle ne peut s’empêcher d’être impressionné par ses habiletés d’instrumentiste, mais nul ne saurait passer sous silence sa conviction. Encouragé dès son enfance par un père musicien amateur, le saxo s’est initié jeune, commençant d’abord par le mélodica à la petite école, puis passant à la clarinette à l’école secondaire, quoiqu’un peu à contrecœur. « Je voulais jouer du saxo au début, déclare-t-il, mais quand mon tour est arrivé, ils avaient tous été distribués. Mon professeur m’a poussé à faire de la clarinette d’abord parce que ce serait plus facile d’apprendre les autres anches par après ; quand j’ai passé au saxo, j’ai vu qu’il avait raison et j’en joue toujours depuis. La flûte est arrivée plus tard, après la fin de mes études à l’UdeM. J’avais besoin d’un break, comme on dit, alors je me suis mis à faire de la musique sur les bateaux de croisière entre 1987 et 1989, en alternance avec des engagements pour le Cirque du Soleil. Ces deux expériences m’ont permis d’acquérir une bonne base et de faire ce travail de pigiste qui me tient bien occupé depuis. »

Pragmatique de nature, André Leroux est de ces musiciens qui se plaisent tellement à participer aux projets des autres qu’ils hésitent à assumer les destinées d’un groupe. Interrogé sur ce passage au rôle de leader et de son impact sur sa façon d’aborder la musique, il estime que cela a eu un effet certain sur sa perception. « Par le passé, je pouvais partir tranquillement à la maison une fois l’engagement terminé, mais il y a maintenant toujours quelque chose qui me trotte dans la tête. Par exemple, c’est moi qui dois organiser l’orchestre, il y a des responsabilités liées à cela, ou encore les disques que je veux faire. J’ai sorti mon premier, d’accord, mais ce n’est qu’un début. C’est sûr que je pense déjà à en faire un autre, mais le prochain sera en direct, parce que c’est là où ça se passe. Puis il y a aussi la tournée du mois prochain et je souhaite que la musique puisse se développer dans une certaine direction. Je ne peux pas m’en remettre aux autres ici, je dois veiller à toutes ces choses. »

S’étant mis au service des autres depuis ses débuts, il admet avoir négligé quelque peu la création d’une musique originale, son disque ne comportant qu’une seule de ses compositions parmi les neuf plages au programme. « Pour un polyinstrumentiste et multistyliste, ou un M. Sax à Montréal si l’on veut, je ne me suis jamais vraiment assis pour écrire de la musique en dehors de mes activités professionnelles ; je préfère plutôt relaxer dans le Nord et jouer au golf, faire du sport, passer du temps en famille. Mais je commence à écrire un peu, comme la pièce sur mon disque. Ce n’est pas une symphonie, c’est plutôt une ébauche dans ma tête qui va se développer, mais il faut que je m’y mette. L’obligation d’écrire vient quand on a son propre groupe, parce qu’il faut vraiment développer son propre répertoire ; c’est essentiel pour obtenir des subventions, ou encore pour se montrer comme musicien complet. Comme j’interprète de la musique de grands compositeurs depuis longtemps, j’ai un respect inoui pour ces gens-là et leur travail. »

Démon en liberté

Si André Leroux se fraie son propre chemin après avoir tant parcouru ceux des autres, Richard Underhill a fait ses classes depuis longtemps en matière de direction d’orchestres, d’organisation de tournées et de séances d’enregistrement. Originaire d’une communauté rurale de la Colombie-Britannique (Salmon Arm), il est arrivé dans la Ville Reine vers 1980 pour amorcer ses études à la faculté de musique de l’Université York. Alors que le ténor québécois poursuivait des études classiques rigoureuses, sa formation en jazz ayant été acquise plutôt sur le tas, Underhill avait déjà vendu son âme à la note bleue depuis belle lurette. « À cette époque, raconte-t-il en entrevue téléphonique, j’avais déjà monté mes propres groupes, j’écrivais un peu, mais on jouait surtout dans une veine assez free. Pour payer mes études, je me suis mis à jouer dans la rue et je partageais à ce moment-là un logement avec un autre saxophoniste, Mike Murley. Un soir, je suis arrivé à la maison avec un sac plein de monnaie, Mike revenait d’un mariage où il avait joué et se plaignait des circonstances et de la paie. Quand il a vu mon sac, il m’a proposé de se joindre à moi et il l’a fait le lendemain et ç’a été en quelque sorte le coup d’envol des Shuffle Demons. »

Avec trois saxos, une contrebasse et une batterie, les cinq démons gravirent rapidement les échelons de la scène locale, puis sillonnèrent le pays pour ensuite se lancer à la conquête du monde. Un périple fructueux de quinze ans s’ensuivit pour ces troubadours du jazz moderne, leurs prestations enlevées gratifiant autant des spectateurs des festivals de jazz que des badauds de fêtes foraines urbaines ou rurales. Affublés de costumes aux couleurs bigarrées, misant sur une présence scénique exubérante, s’attaquant à un répertoire de pièces populaires et d’originaux dans un style free bop, ces larrons s’époumonnaient joyeusement. En1998, Underhill décida de donner un congé au groupe, choisissant alors de se consacrer à des projets plus personnels, sans pour autant dissoudre sa bande ; l’année dernière, les Demons ont refait surface, avec un personnel légèrement différent de la version originale, pour fêter les 25 ans de leur existence, chaque spectacle incluant infailliblement leur grand tube: l’ancien indicatif de la Soirée du hockey !

Un quintette plein la vue et plein les oreilles

Enfant, Richard Underhill reçoit sa première piqûre de musique de sa mère, mélomane friande d’opéra, qui lui paie ses premières leçons de piano à sept ans. Adolescent, il découvre le saxophone de manière inusitée, par des solos joués sur la trame sonore de la production musicale Jesus Christ Superstar. Au piano, il réussit à identifier la tessiture d’un ténor et exhorte sa mère à lui en acheter un. L’instrument ne lui plaira pas cependant et son bocal (la pièce dans laquelle on installe le bec) finira par casser à force de jouer dans des conditions atmosphériques pas toujours des plus clémentes. Mais un jour, il troque sur un coup de tête un soprano (qu’il détenait aussi à l’époque) pour un alto, y trouvant alors sa voix instrumentale, sinon sa voie musicale. Désormais saxophoniste alto, Underhill ajoute aussi un baryton à son arsenal, une antiquité de 1920 qu’il ne joue plus tellement souvent en raison de l’usure accumulée, conséquence inévitable des intempéries climatiques et aléas de voyages.

Outre ses frasques free et son attrait particulier pour le style coltranien de la dernière période, Underhill estime aussi que le blues est un ingrédient essentiel dans son jeu. «  Le World Saxophone Quartet m’avait aussi marqué dans ma jeunesse, notamment son disque Steppin’, il y avait un sens fort du blues là-dedans. Parmi mes autres influences, il y a Eric Dolphy, puis le saxo alto de Sun Ra Marshall Allen. Je l’ai vu un soir à New York vers 1978, il jouait le vieux standard My Old Flame et l’a littéralement fait voler en éclats, y allant d’une longue cadence ; on aurait dit une guitare électrique avec toutes sortes de sauts de registres incroyables. »

Trente ans plus tard, ces influences transparaissent toujours, quoique mesurées dans un style mainstream bien campé. L’automne dernier, il présentait sa nouvelle formation, un quartette d’instrumentation classique auquel s’est joint un cinquième membre, le tromboniste Ron Westray, une pointure américaine détenant la chaire Oscar Peterson à l’Université York.

Depuis plus d’un an, l’altiste caressait l’idée de produire un nouveau disque, le quatrième à son nom depuis 2002. « J’avais déjà en vue mes collaborateurs pour ce projet, le pianiste Dave Restivo et le bassiste Arnie Roth, mais le batteur Larnell Lewis, que je trouve merveilleux, était toujours occupé. Mais je n’ai pas lâché prise. Quand on a commencé à jouer ensemble en public, le tromboniste s’est greffé à nous en cours de route, il venait souvent en fin de soirée pour quelques numéros. Comme il s’intégrait bien, j’ai décidé de l’inclure. »

Pour souligner son enthousiasme, Underhill décida de se lancer dans la production d’un double album ; le premier disque, en format audio, regroupera des pièces réalisées en studio en octobre dernier, le second offrira, sur DVD, une prestation en direct filmée une semaine plus tard au club Lula. « C’est bien de faire cela ainsi, on peut alors apprécier le groupe sur deux versants: en studio, on est en mesure d’assurer un meilleur contrôle-qualité en reprenant les morceaux, les corrigeant au besoin, et amener la musique là où on la veut, chose essentielle pour toute musique originale. En direct, par contre, on a la chance de se laisser aller et de vraiment avoir du plaisir. »

Comme Leroux, Underhill amorcera sa tournée nationale le mois prochain, quoiqu’avec un personnel différent que sur l’enregistrement. Quoi qu’il en soit, l’occasion est idéale pour lui de promouvoir sa double offrande, sur laquelle il travaillait encore au moment de l’entrevue. Pourtant, un passage de l’ensemble à Montréal est encore en suspens, en raison, apparemment, d’un problème de disponibilité de scène au FIJM. Cela dit, nous en reparlerons le mois prochain, à tout le moins dans les chroniques de disques.

Avec deux musiciens de cette trempe, nul ne peut douter du fait que le jazz de chez nous se porte très bien merci. Bonne tournée messieurs !


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(c) La Scena Musicale 2002