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La Scena Musicale - Vol. 15, No. 7 avril 2010

Jordi Savall : Contre les barrières de l’esprit

Par Propos recueillis par Camille Rondeau / 1 avril 2010


Version Flash ici.

La réunion de tous ces musiciens de croyances et de convictions politiques différentes, est-ce que cela a occasionné des tensions lors de la constitution du programme ou des enregistrements ?

» Nous sommes partis du principe que si nous faisions un tel projet, il fallait qu’il soit complètement équilibré. Nous l’avons fait le chronomètre à la main, puisqu’il fallait qu’il y ait autant de minutes de musique chrétienne que de musique arabe et que de musique juive. Par contre, il n’a pas été facile d’engager les collaborateurs. Des musiciens égyptiens devaient venir, mais quand ils ont su qu’il y aurait des Israéliens, ils ont refusé. Aussi, certains musiciens ont joué partout en Europe, mais quand nous sommes allés à Jérusalem, ils ont refusé de venir parce qu’il y avait des risques énormes pour eux, ils étaient d’origine irakienne ! Il a été aussi difficile de convaincre les Arméniens de jouer avec les Turcs, évidemment, parce qu’il y a tant de malentendus. Mais bon, nous avons discuté et avec la musique, finalement nous sommes arrivés à des résultats merveilleux. Maintenant, chaque fois que nous faisons ce programme, c’est une vraie merveille parce qu’il y a vraiment un grand respect, une grande entente, une âme qui traverse tout le projet d’un bout à l’autre. Chaque culture a ses propres caractéristiques, mais l’essence spirituelle reste la même.

Vous avez donc réuni des musiciens de partout et traduit le livret en huit langues, mais quel public rejoignez-vous au juste avec ce projet ?

» Chaque projet que nous faisons dans cette perspective élargit toujours le public d’une manière assez importante, je crois. Nous vivons à une époque où beaucoup de gens, des jeunes aussi, se posent des questions, ils ne se satisfont pas des choses superficielles. Ils ont besoin de s’informer, de réfléchir, de mieux connaître l’histoire. Bien sûr, ce n’est pas la grande masse qui est comme cela, malheureusement, mais je pense quand même qu’aujourd’hui on a besoin de montrer le sens des choses, à côté de la musique. C’est pourquoi nous faisons à chaque année ce projet de grand livre-disque qui explique l’histoire en musique et qui permet de réfléchir. Je pense que c’est un apport culturel essentiel en cette époque du virtuel, parce que c’est une époque où tout peut être intangible. Vous écoutez de la musique et elle disparaît dans l’ordinateur, vous ne savez même pas qui l’a chantée, qui l’a jouée et ce que c’est. Je pense que c’est une des choses les plus déshumanisantes qui soient, que de ne plus savoir ce qu’on écoute, ce qu’on fait, si cela sert à quelque chose. L’homme doit être conscient des choses, car seule la conscience permet d’arriver à un certain degré d’humanité.

Pensez-vous que des gens de différentes communautés se sentiront interpellés et seront présents dans la salle lorsque vous jouerez à Montréal, une ville multicultu­relle ?

» Mais j’en suis complètement convaincu ! C’est quelque chose qu’on a vu partout, en Allemagne, en France, à Cracovie et même en Israël ! Je pense que c’est un projet qui, justement, est destiné à des gens de communautés différentes, un projet rassembleur. 

Pour terminer, j’aimerais simplement dire que le but de ce projet autour de Jérusalem, c’est aussi de montrer que la musique est un langage qui a un grand pouvoir, celui de nous faire réfléchir, de nous rendre meilleurs. Je pense que c’est le message que nous essayons de passer avec les trompettes de Jéricho, qui sont capables de détruire des murs sans faire de blessés, ou avec ce cantor juif qui arriva par son chant à émouvoir l’âme noire d’un Nazi et obtint ainsi sa libération d’Auschwitz. Il nous apporte ainsi une preuve de la force spirituelle de la musique.

Jérusalem – La Ville des deux Paix : La Paix céleste et la Paix terrestre
Montserrat Figueras, soprano; Al-Darwish; Hespèrion XXI; La Capella Reial de Catalunya; Jordi Savall
AVSA9063 A+B (CD1 : 78 min 52 s CD2: 75 min 40 s)
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Ce projet s’articule autour de l’histoire de la ville de Jérusalem et de la confrontation entre les trois religions monothéistes, la chrétienté, l’islam et le judaïsme, qui revendiquent les lieux sacrés qui s’y trouvent. Jordi Savall et Montserrat Figueras ont donc invité des musiciens issus de diverses traditions orales juives et musulmanes à se joindre à leurs ensembles habituels. Le fruit de cette rencontre est un livre-disque impressionnant qui appelle à la chute des barrières et aux échanges interculturels sur un ton on ne peut moins moralisateur. En effet, ce message humaniste s’appuie sur une érudition remarquable et une solide démonstration musicale du fonds commun sur lequel reposent toutes les cultures nées dans le berceau proche-oriental. Les deux heures et demie de musique instrumentale, de chant et de récitation en diverses langues sont organisées en sept chapitres touchant divers thèmes et toutes les périodes historiques. Les très éclairants textes explicatifs du livre, par ailleurs magnifiquement illustré, sont traduits en huit langues, dont l’arabe et l’hébreu, en un nouvel effort concret de rapprochement. Un vrai plaisir pour les oreilles, les yeux et l’esprit, qui nous laisse dans les meilleures dispositions possibles pour comprendre les enjeux politiques et quotidiens de la cohabitation entre cultures.   Camille Rondeau


» Jérusalem – La Ville des deux Paix. Jeudi le 29 avril, 20 h. Salle Wilfrid-Pelletier. www.traquenart.ca; 514-396-338


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