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La Scena Musicale - Vol. 15, No. 7 avril 2010

Pierre Boulez : diriger le geste

Par Lucie Renaud / 1 avril 2010


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Collaborateur privilégié du Cleveland Orchestra depuis plus de 40 ans, fondateur mythique de l’Ensemble Intercontemporain, successeur de Leonard Bernstein à la tête du New York Philharmonic, difficile de croire que Pierre Boulez a embrassé la carrière plus par nécessité que par réelle volonté. « Mes débuts ont été très modestes. Je ne pensais pas du tout devenir chef d’orchestre. C’est une chose qui est venue s’ajouter dans mon existence et l’a envahie », explique-t-il dans L’écriture du geste. Pris au dépourvu par la carence de chefs acceptant de diriger des créations d’œuvres, il entreprend dès 1953 un travail méticuleux avec les musiciens des Concerts du Petit Marigny (société qui adoptera le nom de Domaine musical l’année suivante). Appelé à remplacer Hans Rosbaud en 1959 dans Le Mandarin merveilleux de Bartók à Donaueschingen et Aix-en-Provence, il est propulsé sur la scène internationale. Il a depuis été associé de près à la Südwestfunk de Baden-Baden, au Cleveland Orchestra, au BBC Symphony Orchestra, au New York Philharmonic et au Chicago Symphony Orchestra. Son répertoire de prédilection reste celui de son siècle, de Mahler à Stockhausen et Ligeti, avec détours obligés par Schoenberg, Bartók, Webern, Debussy, Varèse et surtout Stravinski, dont il a signé plusieurs disques de référence dont un « live » incandescent, enregistré en 1963 avec l’Orchestre National de France lors du 50e anniversaire de la création du Sacre du printemps.

Critiques et puristes ont souvent reproché à Boulez une certaine froideur et n’aiment rien autant que qualifier ses interprétations d’« analytiques ». Il faut pourtant considérer que celui-ci pose d’abord un regard de compositeur sur les œuvres qu’il aborde. « En fin de compte, la démarche d’un interprète rejoint celle d’un compositeur; il s’agit pour l’un comme pour l’autre d’assurer une continuité mais, en même temps, d’assumer les aléas de la composition ou du jeu. Toute interprétation laisse place à des surprises. Il ne faut pas considérer un texte comme une suite logique d’opérations mais comme une suite logique d’opérations illogiques », confie-t-il dans La partition transmise.

Pour lui, chaque note, chaque accord, chaque geste musical doivent être impérativement respectés, en tant que blocs essentiels à l’érection d’une œuvre authentique. « De le voir travailler est fascinant. Après une première lecture complète, il entre dans les détails, que ce soit au niveau des articulations, des coups d’archet, des plans sonores. Rien n’est jamais laissé au hasard et le résultat obtenu devient clair, transparent », évoque Paolo Bellomia qui suit la carrière de Boulez depuis plusieurs années et s’apprête à y consacrer un ouvrage (voir encadré). « L’autorité se manifeste essentiellement par la connaissance des partitions, soutient quant à lui Boulez dans ses Conversations sur la direction d’orchestre avec Jean Vermeil. Dès l’étage inférieur, l’étape du bureau, si vous ne corrigez pas les fautes, les musiciens s’en apercevront très vite. Et ils n’auront pas beaucoup de respect pour votre activité. Ce stade de la littéralité dépassé, l’autre autorité très importante à mon avis, c’est de dire ce qu’on veut, ce qu’on veut entendre, comment on veut l’entendre et quelquefois pourquoi on veut l’entendre de cette façon-là. C’est-à-dire donner aux musiciens son point de vue sur ce qu’on attend d’eux. C’est cela qui fait l’intensité du contact qui s’établit avec les musiciens. »

Jean-François Rivest, directeur artistique de l’orchestre de l’Université de Montréal et ex-chef en résidence de l’OSM, se dit particulièrement impressionné par sa très grande optimisation de l’énergie : « Boulez est la quintessence de la concentration ultime. Le voir diriger Le Sacre du printemps avec des gestes de huit cm d’amplitude et obtenir une réponse aussi parfaite d’un orchestre est une expérience fascinante. Une force incroyable se dégage de ce vieux sage; on pourrait le qualifier de Yoda de la musique classique. » Jean-Philippe Tremblay, chef de l’Orchestre de la francophonie, voit en Pierre Boulez la perfection technique absolue : « La clarté des structures et des couleurs qu’il atteint lui est unique et le musicien semble s’être réchauffé avec les années. Sa vision est peut-être celle qui est la plus proche du compositeur. »

En côtoyant les enregistrements sur une base régulière, peut-on extraire une sonorité Boulez ? Certaines constantes peuvent être dégagées : un son à tendance sèche avec peu de rubato, un phrasé remarquablement limpide, des attaques franches, une extrême précision dans l’exécution. Le chef propose toujours également une mise en perspective nette des différents plans sonores et porte une attention scrupuleuse, presque maniaque, aux timbres. « Il travaille aussi beaucoup sur le traitement des dynamiques par rapport aux rythmes, toujours très souples, grâce à son geste qui ralentit à la fin des phrases. Il réfléchit aussi beaucoup aux possibilités des instruments de jouer à telle ou telle vitesse. Sa compréhension du texte devient exigence de le transmettre », dit Bellomia. « Je trouve particulièrement intéressante son évolution, retient quant à lui Jean-Pascal Hamelin, chef et fondateur de l’étiquette Palexa, qui dit préférer le Boulez des années 1960. Au début de sa carrière, on peut priser son côté rigoureux, pointilleux, carré, sa précision verticale. Au fil des années, il s’est assoupli. J’apprécie sa clarté des plans, son phrasé, la maturité qu’ont prise ses interprétations. C’est surtout quelqu’un qui a développé un langage bien à lui pour diriger, dans lequel chaque petit mouvement a une répercussion sur l’orchestre. »

Boulez s’est penché à de nombreuses reprises sur la nature même du mouvement. « Il faut trouver un geste qui soit à la fois très rigoureux et précis et fasse comprendre aux musiciens la périodicité, ou l’absence de périodicité, ou encore l’irrégularité de cette périodicité. Pour cela, il faut bien sûr un minimum de technique afin que les musiciens comprennent bien où ils se situent dans les battues. C’est ce que j’appelle la géométrie du geste », explique-t-il dans L’écriture du geste. En parallèle, la direction d’orchestre ne se limite pas non plus à donner des directives, mais à rester ouvert à l’échange : « Assouplir le lien entre musicien et chef, le rendre plus inventif en quelque sorte, cela a été une de mes grandes préoccupations. Une direction qui soumet constamment le groupe, cela peut être nécessaire, mais ce n’est pas infiniment varié. Ce qui m’intéresse davantage, c’est de pouvoir, à mon gré, ordonner ou désordonner, relâcher et rattraper. »

Celui qui aura célébré en grande pompe son 85e anniversaire de naissance le 26 mars à Vienne ne se perçoit pourtant pas comme une référence : « Je ne tiens pas à faire école, à vrai dire. Certains jeunes m’observent maintenant : ils dirigeront comme ils veulent. Il y a quelque chose dans le geste qui est autant à vous que votre marche, la couleur de vos yeux ou la forme de votre nez. Autant dire qui ne se transmet absolument pas. »

Un traité  qui se veut unique

Paolo Bellomia analyse depuis des années la gestique de Pierre Boulez. « J'ai observé Boulez travailler avec l'Intercontemporain à Paris durant plusieurs mois au début de années 80. Au même moment j'ai suivi les cours d'analyse qu'il donnait au Collège de France. Puis j'ai suivi son travail avec l'orchestre de Chicago, et sutout, très souvent avec l'orchestre de Cleveland ». Il a également participé à des ateliers avec le chef français à Cleveland, a été invité à assister à certains des cours donnés à Bâle et reste fasciné par la façon dont chaque articulation de la main, des doigts ou de l’avant-bras influe sur la production du son. Au cours des prochaines années, il travaillera à un traité  qui reprendra les grandes lignes de la direction boulézienne, sans baguette, comme il la pratique. « Le compositeur a beaucoup intéressé les musicologues, que ce soit à travers ses boutades ou ses écrits, mais peu se sont intéressés à sa façon de diriger, croit-il. Sa direction précise, réservée, efficace, sert bien la musique contemporaine, mais aussi celle qui recèle des problèmes de mise en place. »

Plutôt que de privilégier un traité classique, grammaire du chef qui présente des généralités, Bellomia intégrera au livre une série complète de vidéos, dans lesquelles un personnage virtuel, travaillé numériquement à partir des mains de Bellomia, permettra de mieux saisir les subtilités de la transmission. Des senseurs auront été apposés aux articulations des mains, qui permettront de décortiquer le geste dans ses moindres subtilités, résultante sonore en prime : « On entend l’orchestre et on voit le résultat du geste. »

Ce projet ambitieux isolera les difficultés auxquelles les jeunes chefs font face, que ce soit au plan de la vitesse de l’attaque, de la modulation du rythme ou de la clarté du geste. « La musique demande une précision et une efficacité, soutient le responsable du secteur de direction d’orchestre aux cycles supérieurs de l’Université de Montréal. Il y a une façon de mettre le rythme dans notre main, de susciter une réaction physique. Pour Boulez, tout est question de longueur de geste sur vitesse du geste. »


(c) La Scena Musicale 2002