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La Scena Musicale - Vol. 15, No. 7 avril 2010

Le Quatuor Arthur-LeBlanc et Chostakovitch

Par L.H. Tiffany Hsieh / 1 avril 2010

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Quatuor Arthur-Leblanc

Pour le compositeur russe Dimitri Chostakovitch, les 15 quatuors à cordes ont été un moyen d’échapper au réalisme socialiste, idéologie dominante sous Staline. Conçues entre 1938 et 1974, ces œuvres lui ont permis de donner libre cours à son imagination sans avoir à se soumettre aux diktats d’un régime répressif. Le Quatuor canadien Arthur-LeBlanc a décidé d’affronter ce corpus qu’un des membres fondateurs de cette formation estime être « un incontournable pour tout quatuor à cordes de nos jours ».

L’altiste Jean-Luc Plourde et trois autres musiciens du Nouveau-Brunswick ont créé le Quatuor Arthur-LeBlanc à l’université de Moncton en 1988. Nommée en l’honneur du grand violoniste acadien, cette formation a été modifiée en 1992 avec l’arrivée du violoniste Hibiki Kobayashi, puis de nouveau en 2001 lorsque les deux frères Molzan, le violoniste Brett et le violoncelliste Ryan, se sont joints au groupe.

En plus d’être un grand tournant dans la carrière des quatre virtuoses, qui se retrouvent ensemble en studio pour la première fois, c’est aussi une première dans l’histoire de la musique canadienne, puisqu’on n’avait encore jamais enregistré ce cycle au complet au Canada. « Cela a été une grande aventure pour notre quatuor, raconte Plourde. À présent, nous nous connaissons mieux les uns les autres. »

L’idée d’enregistrer les quinze quatuors à cordes est née lorsqu’un ami de la formation a approché la maison XXI-21. « À cette époque, raconte Plourde, nous commencions à nous initier à ces œuvres, mais sans trop en parler.. » L’enregistrement des quatuors s’est déroulé entre février 2007 et août 2009 à la salle Françoys-Bernier du Domaine Forget, près de Québec, mais comme l’explique Plourde, cela faisait déjà cinq ou six ans que tous les membres du groupe travaillaient sur le projet, notamment dans le cadre de leur résidence à la faculté de musique de l’Université Laval commencée en 2005.

« Sans cette résidence, il aurait été impossible de réaliser un tel projet, reconnaît-il. C’est une somme de travail incroyable, mais cela demeure une entreprise dans laquelle nous croyons absolument. Mais entre-temps, impossible de remplir notre calendrier de concerts comme d’habitude. Tout ce que nous avons fait pendant cinq ans, c’est de jouer des quatuors de Chostakovitch ! »

Le groupe a commencé à s’intéresser aux quatuors à cordes de Chostakovitch au moment d’aborder son quintette pour piano. « Nous trouvions déjà ce quintette si profond, intense, monumental et sombre, dit Plourde, en riant doucement. Mais on n’avait encore rien vu ! »

« Quand on s’est engagés dans ce projet, poursuit-il, on se disait qu’on en avait pour quelques années à jouer de la musique sombre. Mais en fait, ce n’est pas ce qui est arrivé. On a eu beaucoup de plaisir à effectuer des recherches sur ces œuvres et sur la vie du compositeur, afin de savoir quel sens on devait leur donner et comment les interpréter en fonction des idées qu’on peut s’en faire de nos jours. Nous avons tous appris à jouer du Haydn, du Beethoven, du Mozart – de la belle musique européenne, quoi. Mais pour ce cycle, nous devions nous engager dans des avenues qui nous étaient encore inconnues. »

Plourde évoque la variété d’émotions et de couleurs que l’on retrouve dans les quinze quatuors, dont dix sont écrits en tonalité majeure et cinq en mineure. Ces œuvres sont beaucoup plus intenses que la « belle musique européenne » que les musiciens avaient l’habitude de jouer. « Pour exprimer cette musique, il n’est pas suffisant de se replier sur soi en flattant son ego. On ne peut pas décider de façon arbitraire de faire du rubato à tel ou tel endroit. Il faut suivre la volonté de la musique, alors que celle-ci est toujours en quelque sorte refoulée et tendue. Nous avons fait de l’exploration avec hardiesse. Pendant l’enregistrement, il s’agissait pour nous de jouer ensemble dans la même direction, peu importe où cela nous mènerait. »

Ce cycle, souvent comparé aux six quatuors à cordes de Bartók, est considéré comme un monument de la musique du XXe siècle et un véritable Everest à conquérir pour les quatuors à cordes. L’enregistrement, qui ne suivait aucun ordre particulier, s’est fait en séances de trois à quatre jours à la fois. La musique est sans conteste dramatique, surtout quand on l’écoute au complet en une seule fois, mais les interprètes ont réussi à produire des sons mélodieux, lyriques et même, parfois, étonnamment humoristiques.

Du premier quatuor, qui évoque Beethoven, au quinzième, méditatif et introspectif, en passant par le quatrième, rempli de passion, le Quatuor Arthur-LeBlanc a donné une interprétation surprenante, imprégnée de maturité, à la fois expressive et remplie de couleurs surréalistes. Doté d’une articulation claire et d’une intonation parfaite, il accompagne les auditeurs avec grâce à travers les passages dérangeants, à l’aide de nuances subtiles. Même si la musique de Chostakovitch peut choquer, le Quatuor Arthur-LeBlanc rend les harmoniques inquiétantes du compositeur avec un flair passionné et naturel. Sa sonorité est frappante, mais sans chercher à s’imposer.

Avec le recul, Plourde estime que le groupe a eu de la chance de pouvoir mener à bien cet immense projet avec peu de difficultés. « L’apprentissage de ce cycle ressemblait à l’acquisition d’une langue. Quand on s’immerge dans cette musique pendant des semaines et des mois à la fois, la vie commence à tourner autour de la musique : les thèmes passent et repassent constamment dans sa tête et on commence à comprendre les significations plus profondes qui se cachent derrière les notes. »

Tout au long du processus, le quatuor a voulu connaître le contexte dans lequel les pièces ont été composées. « Nous avons fait des efforts pour comprendre ce qui se passait à l’époque ainsi que le cheminement de Chostakovitch, explique Plourde. Le cycle reflète son expérience, bien sûr. Notre connaissance limitée de sa vie, de la peur dans laquelle les gens vivaient et des dangers d’être un artiste, nous ont montré que ces œuvres ont une place très différente dans la littérature pour quatuor à cordes. C’est plus que le reflet des gens qui ont vécu sous ce régime. C’est la musique de gens pour qui l’art était un moyen d’échapper à la réalité, alors que cela aurait pu leur coûter la vie. »

[Traduction : Anne Stevens]


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