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La Scena Musicale - Vol. 15, No. 6 mars 2010

Maestra Keri-Lynn Wilson

Par Wah Keung Chan / 1 mars 2010

English Version...


Diriger un grand orchestre, c’est comme prendre le volant d’une Mercedes : on roule dans le confort le plus absolu », déclare Keri-Lynn Wilson, la plus connue des chefs d’orchestre de sexe féminin au Canada. Et comment est-elle arrivée sur le podium ? Par hasard. « J’observais le cours de direction d’orchestre à Juilliard quand quelqu’un m’a demandé si j’allais me présenter à une audition », raconte-t-elle. Elle a répondu non, elle ne faisait que regarder, mais un peu plus tard, elle s’est dit que ce serait vraiment une bonne idée. Elle a consacré les six mois suivants à se préparer à cette fameuse audition.

Cette préparation lui a demandé énormément de travail. Il fallait passer des examens écrits en histoire et théorie de la musique, connaître chaque instrument, chaque compositeur, tout le répertoire. Il fallait aussi se préparer à des examens pratiques sur la transcription, la lecture à vue, le solfège. Quelques candidats sont ensuite choisis pour diriger l’orchestre de Juilliard, dernier test qui permettra de sélectionner deux heureux élus sur les centaines qui se présentent. Pour cette première expérience, Mme Wilson a dirigé le Sacre du printemps et la Symphonie no 8 de Beethoven. « Bien sûr, j’étais nerveuse, se remémore la musicienne de 42 ans, mais pas tant que ça. Les chefs d’orchestre sont des gens très téméraires. Ils ont une force qui leur vient de leur énergie, de leur travail de préparation et de leur savoir. Quand on connaît sa partition, on se sent bien. Ce que les jeunes chefs connaissent moins bien, c’est la gestuelle, l’interprétation physique; même s’ils ont tout compris dans leur tête, il faut que ça sorte physiquement. »

Personne ne dira que Keri-Lynn Wilson est partie de rien. « J’avais déjà passé 12 ans sous la férule d’un chef d’orchestre. Cela représente tout un bagage de connaissances, d’observation et d’initiation à différents styles. Mais je me suis tout de même sentie bizarre. » Ce qui n’est pas bizarre, en revanche, c’est sa passion pour la musique, qui a commencé quand elle n’avait que trois ans. Issue d’une famille mélomane (son père était professeur de violon et chef de l’Orchestre des jeunes de Winnipeg), Mme Wilson a étudié le piano avec sa grand-mère et un peu le chant, sans succès, auprès de son grand-père, avant de se mettre au violon avec son père, puis de se tourner vers la flûte. La maison résonnait toujours de sonorités, et pour une fille aussi passionnée de musique, c’était merveilleux. « J’étais musicienne dans chaque fibre de mon être, dit-elle, je ne pouvais m’en passer. »

Keri-Lynn Wilson a continué de jouer de ces trois instruments tout le long de ses études secondaires et elle a subi l’influence de son oncle, le violoncelliste Eric Wilson, qui était le plus brillant des étudiants de Leonard Rose à Juilliard. « Je l’idolâtrais : étudier à Juilliard, rien de plus cool ! » À 13 ans, elle a étudié la flûte pendant deux semaines à Juilliard avec le flûtiste Julius Baker, qui l’a encouragée. Quand est venu le temps d’auditionner à Juilliard, Baker l’a reconnue et on l’a acceptée.

Elle a travaillé d’arrache-pied pendant ses cinq premières années à Juilliard. « J’ai joué avec de grands chefs et j’adorais la vie du musicien d’orchestre. Le son de l’orchestre me plaît énormément. En plus, le répertoire pour les flûtistes d’orchestre est bien plus intéressant que celui des solistes. J’aimais beaucoup les symphonies de Mahler, de Brahms, de Beethoven. » Pendant sa dernière année, elle a quelque peu délaissé la flûte, puisqu’elle est devenue accompagnatrice au piano pour des chanteurs qui participaient aux cours sur les opéras de Wagner et de Verdi.

Le moyen qu’elle a pris pour calmer ses nerfs la première fois qu’elle a dirigé l’orchestre de Juilliard lui sert encore chaque fois qu’elle rencontre un nouvel orchestre. « Ce qu’on connaît, c’est ce qu’on ne connaît pas, explique la maestra. Et la première rencontre avec un nouveau groupe est toujours excitante, à cause de ce qu’on ne connaît pas. Je ressens un peu de nervosité, mais si j’avais peur, ça voudrait dire que je me suis trompée de vocation. Cela ne prend que deux minutes aux musiciens pour juger des aptitudes musicales du nouveau chef. Nous faisons de l’art, et les femmes peuvent réussir autant que les hommes. Tout dépend du savoir qu’on détient et de sa façon de transmettre les émotions. »

Keri-Lynn Wilson aime puiser dans ce savoir pour son travail. Les quatre années qu’elle a consacrées à l’étude de la direction d’orchestre lui ont appris à analyser les partitions et à les analyser à fond. « Au début de ma carrière, je parlais deux langues; maintenant j’en parle cinq. À présent, j’en sais beaucoup plus sur les compositeurs, sur leur vie, sur l’histoire de leur époque. Et maintenant que je dirige beaucoup d’opéras, je peux dire que j’ai lu tout Pouchkine, tout Dostoïevski, tout ce qui a inspiré les opéras. Ce sont des connaissances capitales à avoir. »

À Juilliard, Mme Wilson a étudié auprès d’Otto Werner Mueller. Elle a également passé un été en Europe à observer les maestros, dont Claudio Abbado, au travail. Elle a constaté que le style allemand est très clair et que chaque geste est exactement accordé à la musique. Il n’y a aucun mouvement frivole ou superflu qui n’aurait rien à voir avec la musique. « La façon de faire d’Abbado est beaucoup plus fluide et spontanée. Mais si on pouvait rassembler les écoles allemande et italienne, cela pourrait donner un mélange intéressant, ajoute-t-elle. Je veux être à la fois claire et expressive. Tout ce que je fais sur le plan physique est directement raccordé au cœur et à l’esprit. » Sa façon d’aborder la direction d’orchestre pourrait être caractérisée de typiquement canadienne, puisqu’elle est fondée sur la diplomatie. « J’aime qu’on fasse de la musique ensemble, dit-elle. Je n’aime pas donner des ordres, mais je préfère distribuer les éloges et combiner mes critiques à des encouragements. » Ce n’est pas parce qu’elle est une femme mais, elle en est sûre, c’est une question de personnalité. « Il existe des tyrans chez les femmes aussi ! »

Quand Mme Wilson parle de son répertoire de prédilection, les noms de Chostakovitch, Mahler, Brahms, Beethoven, Tchaïkovski, Mozart, Puccini, Verdi, Wagner et Strauss évoquent une âme plutôt romantique : « Je suis passablement extrovertie et expressive ». Bien entendu, elle se sent aussi à l’aise dans le répertoire lyrique que symphonique. Au moment de notre entretien, elle étudiait la Dame de Pique de Tchaïkovski pour la première fois, en vue d’un remplacement à l’opéra de Tel-Aviv au mois de juin.

« Avant même de jeter un œil sur la partition, j’ai lu l’œuvre de Pouchkine en anglais et en russe. J’étudierai la vie de Tchaïkovski à cette époque-là. Puis je lirai le livret dans tous les sens pour m’en imprégner. Je parle russe, mais il y a des mots que je ne connais pas, alors je ferai appel à ma meilleure amie, qui est russe. Ensuite, je passe à travers la partition avec mon crayon, je l’analyse, puis je réunis les mots et les notes pour essayer de discerner les intentions de Tchaïkovski. J’étudie sans relâche. Dès la première répétition, je devrais connaître l’œuvre de bout en bout. » Mme Wilson tient également à écouter les enregistrements anciens ou nouveaux pour s’exposer à différentes traditions « puisque, surtout dans le cas de l’opéra, les respirations, les cadences ou les ornements ne sont pas nécessairement indiqués dans la partition ».

Simon Boccanegra et Verdi

Pendant la 30e saison de l’Opéra de Montréal, maestra Wilson dirigera Simon Boccanegra, qui raconte le destin glorieux et tragique du doge de Gênes au 14e siècle. « J’adore Verdi, surtout ses œuvres tardives, souligne-t-elle. C’est un opéra qu’on ne monte pas très souvent à cause de son histoire rocambolesque et parce qu’on n’y retrouve pas les grands airs à la Traviata ou à la Rigoletto. » Verdi avait commencé à travailler sur Boccanegra pendant ses années de maturité, mais il a retouché la partition sur le tard. « Les opéras de Verdi suivent plus ou moins la recette héritée de Bellini, avec ses moments forts qui déchaînent des tonnerres d’applaudissements. Et pourtant, dans Boccanegra et dans Otello, il évite ces temps d’arrêt. La composition est plus fouillée, avec des interludes orchestraux. La musique se poursuit sur un élan continu qui lui donne un effet dramatique plus fort. On a rarement le temps d’applaudir au milieu du déroulement de l’action, parce que les transitions dramatiques sont soutenues par l’orchestre. C’est une façon de faire plus wagnérienne. »

Quand Mme Wilson parle des points culminants de l’opéra, son enthousiasme est palpable. « Pour l’auditoire, c’est probablement la finale du 1er acte avec le chœur au grand complet, l’orchestre qui joue frénétiquement, et tout cela s’arrête brusquement sur le grand air de Boccanegra. On passe d’un mouvement lent à une finale d’une vitesse folle, et c’est emballant à diriger. J’aime le dernier acte, l’agonie de Boccanegra, quand Fiesco essaie de le réconforter et qu’ils font la paix dans un magnifique duo, plein de tonalités sombres et de couleurs harmoniques très riches. La fin est magnifique et très douce, ce qui est rare à l’opéra. » Mme Wilson est également attirée par la personnalité de Boccanegra. « C’est un rôle de rêve, parce qu’il se passe toutes sortes de choses sur le plan émotif : l’amour paternel, l’amour de la patrie, la haine, et toutes ces choses qui font de lui un personnage extraordinairement complexe. »

Le calendrier de Mme Wilson est rempli d’engagements à titre de chef invitée dans des maisons d’opéra et de concert du monde entier. Pour le moment, elle n’est pas mécontente de ne pas avoir d’orchestre attitré, car elle n’a pas encore reçu d’offre qui convienne à sa vie, qui se déroule à New York depuis son mariage avec Peter Gelb, directeur général du Metropolitan Opera. Elle n’a pas non plus de site Web parce qu’elle préfère rester discrète sur sa vie privée. « Dans ma profession, il ne faut pas se gêner pour étaler ses sentiments dans la musique. Mais en fait, j’aimerais mieux lire un livre à la lueur d’une chandelle ! »


Prochainement :
› Verdi : Simon Boccanegra, Opéra de Montréal
13, 17, 20, 22, 25 mars 2010, operademontreal.com

› Chostakovitch : Symphonie no 5, Orchestre Métropolitain
27, 29, 30, 31 janvier 2011, orchestremetropolitain.com


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