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La Scena Musicale - Vol. 15, No. 5 février 2010

Alexandre Da Costa et Wonny Song : Comme les deux doigts de la main

Par Lucie Renaud / 1 février 2010

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Atmosphère feutrée, juste ce qu’il faut de branché. Une musique lounge s’échappe des haut-parleurs. Ils sont assis côte à côte, manifestement en train de régler quelque détail technique : contrat à signer, contact à établir, répertoire à aborder. Les complets se veulent impeccables; l’un foncé, subtilement rayé, l’autre d’un gris lustré. Deux chemises noires, savamment déboutonnées. Cheveux gominés, sculptés avec doigté. Sourire franc, un rien séducteur de l’un; regard sombre d’idole de cinéma asiatique du second. Un instant, je reste décontenancée. Où sont les enfants prodiges entendus jadis, qui dégainaient plus vite que leur ombre et, avec une régularité presque insupportable pour les autres aspirants, collectionnaient les premiers prix de concours prestigieux ? « Les gens pensent que nous avons encore 18 ou 19 ans, affirme d’entrée de jeu Alexandre Da Costa. Pourtant, nous avons des contacts partout dans le monde et donnons ensemble 40 à 50 concerts par année, dont 30 à l’étranger et 15 dans des salles importantes. »

Les deux musiciens ont suivi des sentiers parallèles depuis leurs tout débuts. Nés la même année, en 1979, ils se sont donc retrouvés plusieurs fois en compétition directe, Alexandre maniant jusqu’à relativement récemment aussi bien doubles cordes que doubles octaves. Le violoniste affirme d’ailleurs en riant aujourd’hui qu’entendre Wonny Song l’a convaincu qu’il ne ferait jamais carrière comme pianiste. Leurs parcours atypiques ont fini par les propulser en même temps à l’Université de Montréal, adolescents vaguement égarés au milieu d’une masse de jeunes loups de trois ans leurs aînés. « Nous étions inséparables et nous aimions bien rigoler ensemble », se rappelle Wonny. Des choix complémentaires les ont tenus éloignés pendant quelques années. Alexandre a travaillé en Espagne, à la Escuela Superior de Música Reina Sofia de

Madrid, auprès de l’encensé Zakhar Bron, professeur qui a aussi formé Maxim Vengerov et Vadim Repin. Wonny quant à lui s’est perfectionné à l’Université de Toronto avec Anton Kuerti et à la Glenn Gould Professional School avec Marc Durand, avant de compléter en 2004 son doctorat à l’Université du Minnesota avec Lydia Artymiw, disciple de Gary Graffman. La carrière du violoniste s’est donc d’abord essentiellement déroulée au Portugal, en Espagne et en Italie alors que 80 % des invitations du pianiste proviennent des États-Unis.

Désireux de pouvoir se retrouver autrement qu’entre deux avions, quand leurs horaires de tournée leur offraient en même temps quelques jours de répit à Montréal, ils ont choisi de s’associer et de devenir DC&S, une entité qui leur permet de se développer au carré, selon Alexandre : « Il y a beaucoup de compétition à ce stade-ci de notre carrière mais, avec Wonny, c’est totalement différent. Ensemble, nous pouvons réellement aller plus loin. Avant, gagner un concours était suffisant pour faire une belle carrière, mais aujourd’hui, il est important de développer des projets avec des chefs d’orchestre, de penser autrement. Nous sommes réellement les enfants de la mondialisation. »

Embrassant pleinement la vie active du XXIe siècle, ils restent en contact grâce à la technologie. « Alexandre est mon meilleur ami et le seul lien avec mon passé. Heureusement, nous partageons le même train de vie. Nous pouvons aussi bien parler carrière que nous asseoir dans un café ou un bistro et passer du temps ensemble », explique Wonny. « Ce sont des retrouvailles chaque fois. Nous nous aidons psychologiquement. Notre vie est parfois difficile. Nous ne faisons pas cela pour le glamour. Notre chemin était tracé et nous avons été catapultés dans la carrière sans jamais vraiment la choisir », complète Alexandre qui semble pourtant ne rien regretter.

En février, on pourra les entendre avec I Musici de Montréal, dans le rarement donné Concerto pour piano et violon de Mendelssohn, page de jeunesse. « L’œuvre a de nombreux mérites, soutient Song, mais vous devez être un magicien pour qu’elle paraisse plus courte qu’elle ne l’est. » Un ange passe quand il évoque le deuxième mouvement, dialogue intime entre les deux solistes, d’une grande liberté. Fin avril, au Carnegie Hall, ils reprendront le concerto avec I Musici et créeront The Sounds from Mountain Temple de la compositrice coréenne Cheonwook Kim, une œuvre hybride, puissamment évocatrice, qui met tour à tour en lumière piano et violon. Entre les deux, ils sont attendus à Valence, en tant qu’invités de la série de musique de chambre de Lorin Maazel, dans Brahms et Beethoven, deux compositeurs dont ils souhaitent enregistrer les intégrales. « Le projet reste complexe et de longue haleine, explique Alexandre. Bien sûr, les gens nous demanderont : “Pourquoi une autre intégrale ?” Nous devons y répondre de façon concrète, en demeurant des musiciens vivants. » Le violoniste, qui a d’abord fréquenté sur disque le répertoire moins connu, soutient aujourd’hui que s’y confiner lui semble une erreur : « Il est essentiel d’établir des balises pour le public avec le grand répertoire et de trouver un équilibre entre les deux. »

Les complices n’ont pas l’intention de bousculer l’essence même du concert. Plutôt que d’opter pour une présentation multimédia ou privilégier une forme hybride, les musiciens préfèrent échanger avec le public avant le récital. « Nous offrons un produit d’excellente qualité, dans la tradition des grands concerts. Il suffit que le public y prenne goût et revienne. Nous souhaitons faire connaître le concert dans sa forme actuelle mais adoucie, sans nécessairement changer le décorum », explique le violoniste qui n’a pas hésité il y a quelques années à offrir Manic Depression de Jimi Hendrix en rappel, après avoir interprété un concerto sous la baguette de Rafael Frühbeck de Burgos quelques instants auparavant, ou à jouer incognito dans le métro de Montréal en octobre afin de reproduire l’expérience de Joshua Bell. Pour ces artistes qui se veulent également hommes d’affaires, l’essentiel se fait en aval du concert et ils se prêtent volontiers à la tournée des talk-shows matinaux, fréquentent les chaînes non spécialisées et révèlent ce qui les fait vibrer en tant que nouveaux trentenaires. « Nous sommes encore assez jeunes pour aller chercher les 20 à 30 ans, soutient Song. Nous devons leur faire comprendre que nous ne sommes pas des dinosaures. Nous sommes comme eux, nous écoutons la même musique, aimons découvrir un nouveau restaurant ou savourer un bon vin. Ils doivent se sentir happés par notre vision de la musique classique. »

Les deux musiciens restent conscients des obstacles à franchir pour parvenir au sommet. « Nous sommes contre la mondialisation dans la musique classique, précise Da Costa. Maintenant, les maisons de disques planifient leurs sorties en fonction des pays où un artiste est connu. C’est donc encore plus difficile aujourd’hui d’être international. Ce que nous avons obtenu, c’est grâce à beaucoup de travail. » Les deux collaborent à un plan de développement qui inclut l’Asie, grâce aux contacts d’Alexandre en Chine et ceux de Wonny en Corée. « Nous ne sommes pas sortis de nulle part. Nous construisons brique par brique, mais de façon solide. » L’union fait la force…

Wonny Song : Un pianiste de son temps

Né en Corée du Sud mais ayant grandi à Montréal, Wonny Song a rapidement convaincu public et jurys de ses dons exceptionnels. Ambassadeur musical canadien à 14 ans lors de l’Expo universelle en Corée, médaille d’or au World Piano Competition à Cincinnati en 1994, premier prix au Concours OSM l’année suivante, prix Étoile Galaxie en 2002, Prix d’Europe en 2003, premier prix 2005 des Young Concert Artists International Auditions, il fait dès octobre 2005 ses débuts au prestigieux Carnegie Hall de New York. La même année, il retrouve le sol natal pour inaugurer la toute nouvelle salle de concert Chungmu de Séoul. Tout récemment, il a offert deux récitals à la Maison de Radio France à Paris, participé à une tournée de cinq concerts en Corée du Sud en plus de sillonner les États-Unis. « Jouer dans le sud des États-Unis est une expérience très chaleureuse, explique-t-il. Très souvent, le public ne connaît pas le répertoire et je deviens alors l’ambassadeur de la musique classique. » Dans les prochaines semaines, il jouera au Japon le Deuxième Concerto de Rachmaninov lors d’une tournée avec l’Orchestre symphonique national de Lettonie, mais on pourra aussi l’entendre au Québec. « Je ressens toujours une émotion particulière quand je sais que je joue dans ma ville. Cela ajoute un défi supplémentaire, comme si vous aviez besoin de leur affirmer que vous avez réussi. »

Le pianiste souhaite inscrire ses interprétations dans la durée et ne néglige donc pas l’enregistrement discographique. Son prochain projet se veut une intégrale des sonates de Mozart, un compositeur avec lequel il admet ressentir de nombreuses affinités. « En tant que musicien, j’ai connu moi aussi déceptions et succès; cela influence mon jeu et me permet de mieux saisir le compositeur. Je pense que Mozart me met en valeur, mais je voulais me laisser le temps de vraiment absorber ses moindres subtilités. J’ai travaillé les sonates avec Anton Kuerti, Marc Durand, et elles me replongent d’une certaine façon dans mon passé. En même temps, je souhaitais me dépouiller de toute trace transmise par mes professeurs, me sentir complètement indépendant. En tant qu’artiste, si vous sentez que vous n’êtes qu’une copie de votre lignée, cela ne peut pas fonctionner. Je voue un immense respect à mes professeurs, mais je leur suis reconnaissant de m’avoir laissé être ce que je suis. Quand j’interprète une œuvre, je me pose toujours la question suivante : “Est-ce bien moi ?” C’est essentiel de rester fidèle à soi-même. »

Quand on le presse d’avancer une sonate qu’il affectionne particulièrement, il hésite une seconde et propose les K. 311 et K. 279, dépouillées de toute esbroufe. « Ces sonates en disent beaucoup plus qu’elles ne le laissent paraître. L’exubérance de Mozart signifie quelque chose d’entièrement différent. Une teinte de mélancolie reste toujours présente dans ses pages. »

Il est également très impliqué dans la gestion de l’École de musique et beaux-arts Lambda, idée originale d’Angela Chan qui, dès le début de l’aventure, il y a à peine un an et demi, lui a proposé de devenir artiste en résidence. À une époque où surspécialisation s’oppose à mondialisation, l’École Lambda préconise une approche renouvelée de l’enseignement, pluridisciplinaire, à travers la musique, la danse, le théâtre, la photographie ou les arts visuels. Les jeunes musiciens sont ainsi invités à essayer d’autres formes artistiques, à s’y immerger, les unes complétant les autres. « Nous avons besoin de revivifier l’intérêt des jeunes dans la musique et dans les arts », soutient Wonny Song.

 Les lieux se veulent inspirants et offrent studios modernes, salle de concert de 120 places avec deux pianos, un local d’harmonie et un appartement pouvant accueillir des artistes de passage. Totalement séduit par cette expérience à nulle autre pareille, il n’a pas hésité à devenir codirecteur de l’institution. Il reste en contact constant avec Angela Chan et le quotidien de l’école, par Skype ou par téléphone, et y fait un saut dès que son horaire le permet. « J’essaie d’être présent le plus possible. Il est important que les élèves puissent côtoyer les professeurs de l’école, que notre quotidien les stimule. Quand je travaille dans la salle de concert par exemple, je n’hésite pas à laisser entrer les élèves, à discuter avec eux. Ce contact avec la nouvelle génération de musiciens m’inspire, notamment quand je dois expliquer certains aspects de mon jeu que je tenais pour acquis. »

Wonny Song et Alexandre Da Costa en Concert :
I Musici de Montréal, 18 février 2010
wonnysong.com / alexandredacosta.com / imusici.com


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