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La Scena Musicale - Vol. 15, No. 2 octobre 2009

Gilles Tremblay : Le passeur

Par Lucie Renaud / 1 octobre 2009

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La saison 2009-2010 sera Tremblay ou ne sera pas ! Près de 60 concerts lui seront consacrés, tant à Montréal qu’à Québec, Drummondville et même ailleurs au Canada. On pourra assister à la création de son opéra-féerie L’eau qui danse, la pomme qui chante et l’oiseau qui dit la vérité (sur un livret du poète et dramaturge Pierre Morency) par la compagnie Chants Libres en novembre et de L’origine, une grande œuvre pour mezzo-soprano et orchestre par l’Orchestre symphonique de Montréal en février. Des conférences seront intégrées à ces événements et des commandes passées à certains de ses nombreux anciens étudiants. Les mélomanes de demain ne seront pas en reste puisque le lancement d’une bande dessinée consacrée au compositeur et des interventions en milieu scolaire sont prévus.

Nous amorçons ici une série d’articles qui seront consacrés au compositeur. Ce mois-ci, nous vous proposons une esquisse biographique et un portrait de Gilles Tremblay à travers certains de ses écrits. À venir en novembre, vous découvrirez les dessous de la création de son opéra.

Né à Arvida (Saguenay) en 1932, aîné d’une famille de cinq enfants, Gilles Tremblay fait ses premières études musicales à Montréal et y travaille avec Claude Champagne, Jean Papineau-Couture, Isabelle Delorme, Jean Vallerand et Germaine Malépart. Il s’installe ensuite à Paris pour suivre les fameux cours d’analyse d’Olivier Messiaen et l’été, il fréquente les séminaires de musique contemporaine de Darmstadt et y côtoie nombre de géants, dont Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Iannis Xenakis, Henri Pousseur et Pierre Schaeffer.

Communicateur né

Quand il revient au pays en 1961, Tremblay amorcera lui aussi une série de cours d’analyse qui séduiront des générations d’étudiants, dont Claude Vivier, Walter Boudreau, Yves Daoust, Isabelle Panneton, Serge Provost, Jean Lesage, Estelle Lemire et Kiya Tabassian. Dans ceux-ci, il aborde aussi bien le chant grégorien que les opéras de Monteverdi, Mozart que Varèse. L’année suivante, on lui confie la classe d’analyse du Conservatoire à Montréal, puis la responsabilité des cours de composition en 1967, postes qu’il occupera jusqu’à sa retraite en 1997. « Le meilleur moyen d’apprendre sur les techniques de la composition et sur la composition, c’est de passer par l’analyse des œuvres : examiner les problèmes que les compositeurs d’hier et d’aujourd’hui ont eus et comment ils les ont résolus. […] C’est à travers l’analyse des œuvres que l’esprit des compositeurs s’éveille aux réalités musicales; et en même temps, ça constitue une sorte de terrain, d’humus extrêmement riche comme source d’inspiration pour leurs propres œuvres », expliquait-il à Marcelle Guertin dans Dérives en 1984. « Tremblay fait découvrir un univers où l’histoire ne se présente pas comme une série de ruptures, mais au contraire comme une continuité dans la recherche d’une expression personnelle et vivante de la musique », précise Marie-Thérèse Lefebvre, qui a consacré nombre d’écrits au compositeur.

Cette charge de travail ne l’empêche toutefois pas de s’impliquer activement, avec ses compagnons d’armes Serge Garant, Otto Joachim, Pierre Mercure et François Morel, dans une transmission active de la musique québécoise d’aujourd’hui. Sans relâche, il compose et répond à de nombreuses commandes, dont la sonorisation du Pavillon du Québec à Expo 67, qui lui vaudra le prix Calixa-Lavallée. Au fil des ans, il signe nombre d’œuvres majeures, dont Fleuves (1976), Vers le Soleil (1978), Compostelle I (1978) à l’occasion du 70e anniversaire de Messiaen, AVEC – Wampum Symphonique (1984) pour le 350e anniversaire de la fondation de Montréal, L’Espace du cœur (1997), sur des textes croisés de Guillaume de Machaut et de Gaston Miron, À quelle heure commence le temps ? (1999), monodrame lyrique sur un texte de Bernard Lévy, et Les Pierres crieront (1998), œuvre pour grand orchestre et violoncelle solo créée à l’Orchestre national de France.

Entre tradition et modernité

Les liens qu’il établit constamment entre les époques et les styles dans ses cours se reflètent également dans son langage musical, actuel, mais qui refuse toute rupture avec ses prédécesseurs. « Oui à nos racines, non au passéisme, non au dirigisme culturel, non à la négation de soi-même », écrit-il dans la revue Possibles en 1980. « Composer, c’est mettre en relation des idées et, en même temps, être à l’écoute d’une poussée de pensées sonores qui vont du ciel de l’enfant jusqu’aux pleurs ou au rire. Il y a une très grande proximité entre ces pulsions instinctives et la composition, même si celle-ci est organisée par l’intelligence. La composition reste très près du vécu viscéral et mental. En ce sens, composer en 1984, c’est à peu près la même chose qu’en 1684, ou antérieurement, en l’an 5000 avant Jésus-Christ. Toutefois, les fonctions ont changé historiquement et composer en 1984, c’est être conscient de l’état du monde en cette année 1984, comme composer en 1684, c’était peut-être être conscient, plus ou moins, de l’état du monde à ce moment-là. Je conçois très bien que des compositeurs puissent s’abstraire du temps et de l’espace, mais personnellement, je crois beaucoup à cette conscience d’un temps dans lequel on vit, d’un temps qui contient son drame. Je pense aussi qu’on peut en même temps s’en détacher », souligne-t-il dans Dérives.

Trois composantes restent essentielles dans l’élaboration de la forme musicale selon Tremblay : la mémoire, l’évolution et la constellation. « La musique, rappelons-le, étant essentiellement un art du temps, c’est le fait que l’on puisse se souvenir, donc fixer des moments par la mémoire, qui a donné naissance à toutes les formes répétitives (litanies, musiques répétitives à cycles très courts chères aux écoles américaines récentes, ou cycles très longs et infiniment plus subtils des gamelans de Java), ainsi qu’aux formes à refrain les plus diverses (depuis le simple A-B-A, jusqu’aux rondos les plus élaborés). Pratiquement toutes les formes classiques en sont issues, et on les trouve dans toutes les civilisations, ce qui en fait, à cause de leur universalité, de véritables archétypes formels.

Quant à l’évolution (seconde composante), elle permet de faire progresser l’œuvre à la manière d’un trait, sans aucun retour en arrière, en perpétuel renouvellement, variation pure, ouverte au méandre, au rêve, à ce qui advient; errance à l’écoute, prenant tous les risques de l’exploration. Énergie qui avance vers ce qui est autre, elle est sûrement une des plus fécondes en trouvailles de formes, et l’une des plus passionnantes de la démarche créatrice.

L’idée de constellation (troisième composante) correspond à un ensemble d’objets, sons, rythmes, timbres, événements pouvant être très éloignés les uns des autres (même hors du sonore : geste, couleur), mais unifiés par une harmonie (au sens large du mot) qui forme équilibre », a-t-il expliqué lors d’une conférence donnée au Conservatoire de Lyon en 1989 dans le cadre des Rencontres du centre Jacques-Cartier.

L’œuvre d’art comme geste sacré

Pour l’alchimiste sonore Gilles Tremblay, toute œuvre possède une dimension sacrée. « Il y a, pour moi, dans l’acte de créer – je n’aime pas tellement le mot création parce que je pense que l’homme poursuit la création ou révèle des créations – un aspect qui est très près du sacré. Dans toute œuvre, même la plus profane, cet aspect est présent, en ce sens que l’acte créateur appelle un émerveillement; autant chez celui qui fait l’œuvre que chez l’auditeur qui entrera en contact avec elle. Or, celui qui fait l’œuvre est en même temps fait par cet émerveillement, et je pense que c’est là l’essentiel des raisons qui m’ont attiré vers des thèmes religieux, comme dans Souffles ou Oralléluiant. […] Je ne peux pas dissocier l’acte créateur et le sacré : il y a partage de l’étonnement avec toutes les manifestations alléuiantes, qu’elles soient humaines ou naturelles : les chutes d’eau, les chants d’oiseaux, le chant grégorien, la musique africaine ou hindoue… il y a une sorte de mouvement alléluiant qui enveloppe tout ça. Qu’on soit religieux ou non n’a pas d’importance, l’émerveillement me paraît à la source de tout, à la base de toute vie possible entre les êtres », avance-t-il dans Dérives.

La nature elle-même est perçue à la fois comme réflexion écologique – conscience qu’il partage depuis toujours avec son grand ami, l’astrophysicien Hubert Reeves, président d’honneur de cet hommage – et comme moyen d’accéder au divin. « Le lever de soleil, l’événement politique, le chant de la cigale, celui de la cloche, l’éruption volcanique, le silence ne sont plus aussi étrangers les uns aux autres qu’ils auraient pu le paraître au premier abord. Pour le musicien, entendre, percevoir les relations musicales qui sont dans la vie, constitue déjà un acte musical. C’est pour lui, en tout cas, une attirance de plus en plus forte. Qu’il prolonge cet acte de réception unifiée en articulant l’œuvre aux musiques perçues que je viens d’évoquer et celle-ci entre dans une dimension toute nouvelle, nourrie par des mouvements qui la dépassent. Si l’œuvre aide l’auditeur à son tour à percevoir les musiques latentes qui nous entourent, alors le musicien sera comblé », signe-t-il dans Le Devoir le 27 juin 1970.

Poète, philosophe, idéaliste, croyant, pédagogue, battant, phare : Gilles Tremblay est tout cela et plus encore. Depuis plus de 50 ans, il continue de s’interroger, de se renouveler, de redéfinir son et silence, de repousser aussi bien les limites du langage que les siennes, mais surtout d’inspirer mélomanes et créateurs. Comme il le précise dans l’édition du 17 novembre 1984 du Devoir, « À cause même du drame de notre époque, mais aussi des étincelles qui en ponctuent la nuit, porteuses de la promesse de la chaleur, une sorte d’urgence s’impose, aussi impérieuse qu’irrationnelle : la nécessité essentielle d’écrire, de participer ainsi au rythme, celui qui est cohésion de l’univers, comme le tenant ensemble, de la molécule aux étoiles, en passant par le cycle des saisons et le battement du cœur, comme si ce rythme était le porteur palpitant du jaillissement premier jusqu’aux berges du présent. Geste du Créateur. Au cœur du drame, la fragilité du chant est sa force même, aux confins du silence. »


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