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La Scena Musicale - Vol. 15, No. 10 juillet 2010

Au rayon du disque, Ces mots dits du jazz

Par Annie Landreville, Félix-Antoine Hamel / 1 juillet 2010


Version Flash ici.

FIJM, dernier appel !
Annie Landreville

Antonio 2 : un projet instrumental de David Brunet
La tribu TRICD-7300   
3/6
S’il arrive fréquemment que des musiciens de jazz s’aventurent du côté de la pop, le contraire est plutôt rare. David Brunet, guitariste, réalisateur et arrangeur qui a travaillé, entre autres, avec Yann Perreau et Daniel Boucher, a réuni pour ce projet un big band d’une quinzaine de musiciens. Le clarinettiste Jean-Denis Levasseur, les trompettistes Nemo Venba et Lysandre Champagne, le batteur Simon Blouin, la violoniste Kristin Molnar figurent dans la distribution de ce beau projet. David Brunet ne s’en cache pas : il aimerait faire de la musique de films, chose qu’il évoque ici pour tout auditeur de son second opus instrumental. La musique nettement cinématographique de cet album rappelle autant les films d’espionnage que les années 1970, voire l’univers de la BD. Les sonorités des cuivres sont dominantes, les rythmes variés, et l’album, malgré toutes les avenues qu’il emprunte, demeure plutôt cohérent dans son ensemble. À la fois sympathique et ludique, ce disque relève bien son défi sur toute la ligne.
» Samedi 3 juillet, 18 h

Brandi Disterheft : Second Side
Justin Time Records JTR8544-2
3/6
On trouve dans ce nouvel opus, plus pop que le premier enregistrement de cette jeune contrebassiste canadienne, une parenté certaine avec des formations comme Pink Martini et Calexico, sans oublier des affinités avec sa consœur américaine Esperanza Spalding, avec qui elle partage un penchant pour la polyvalence. On flirte par endroits avec la pop haut de gamme, puis quelques touches d’électro, un brin lounge ici, un coup d’œil rétro par là et un petit détour du côté de la musique country. Beaucoup de styles et de couleurs pour 12 pièces en 39 minutes, tellement qu’on a l’impression de tester des échantillons. Pourtant, les morceaux sont tous bien construits et rendus, bien que certains gagneraient à être mieux développés, comme la pièce d’ouverture Sketches of Belief, clin d’œil à Miles Davis mettant en valeur la trompette de William Sperandei. En plus de chanter, Brandi a recruté deux divas pour interpréter deux chansons, soit Ranee Lee et Holy Cole. La compositrice-bassiste possède une solide culture musicale et une bonne capacité à créer des ambiances. Moins virtuose que sa collègue américaine, elle est cependant plus inventive. Sur son site web, la musicienne souligne l’importance de jouer ses compositions, ne serait-ce que pour mieux affirmer sa propre voix musicale. Encore jeune, elle a du temps devant elle pour trouver son sillon et avancer. Quant au disque, il plaira aux esprits éclectiques qui recherchent un produit raffiné.
» En spectacle, 4 juillet, 21 h 

Petit pays, grand jazz
Félix-Antoine Hamel

Géographiquement et culturellement, les Pays-Bas pourraient se sentir coincés entre l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne. Pourtant, loin de copier leurs voisins, les improvisateurs néerlandais produisent depuis plus de quarante ans une musique originale, assaisonnée d’un humour bien particulier et mêlant dans un joyeux cocktail les racines américaines du jazz aux traditions musicales européennes. Cette volonté d’une petite nation d’affirmer une identité culturelle singulière trouve naturellement un écho chez nous. À notre grand bonheur, les musiciens néerlandais se sont produits à intervalles réguliers sur nos scènes, comme ceux faisant partie des deux quartettes suivants, ensembles dirigés par deux de ses remarquables citoyens, soit le saxo ténor Tobias Delius (installé désormais à Berlin) et le cornettiste Eric Boeren.

Tobias Delius 4tet : Luftlucht
ICP 048 (www.toondist.nl; www.subdist.com/home.htm)
4/6
Sachant passer de l’abstraction la plus austère au swing le plus débridé comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle au monde, Tobias Delius est un musicien fascinant dont les solos suscitent immédiatement l’attention. Son quartette, qui existe depuis 1997, en est à son quatrième disque, toujours sur étiquette ICP – quoi de plus normal lorsque l’un des fondateurs de ce célèbre collectif, Han Bennink, propulse la formation grâce à son puissant jeu de batterie. Delius partage la vedette (et les tâches de composition) avec le violoncelliste iconoclaste Tristan Honsinger, sympathisant de longue date de la musique improvisée européenne et également membre de l’ICP Orchestra, alors que le contrebassiste Joe Williamson (un expatrié vancouvérois) assure la cohésion entre ces trois fortes
personnalités. Les compositions, souvent réunies en courtes suites, sont interprétées avec une certaine désinvolture (signe d’un ensemble bien soudé), un esprit très démocratique et une inévitable pointe d’humour, apparente dans des titres comme Bird Brain ou I Love It When You’re Modest. Avec son phrasé volubile et sa sonorité vibrante, le saxophoniste affectionne les envolées aux contours sinueux dans lesquelles son enthousiasme communicatif fait merveille, ajoutant aux performances un aspect chaleureux plutôt rare dans cette branche de la musique improvisée.

Eric Boeren Quartet : Song for Tracy the Turtle – Live at Jazz Brugge 2004
Clean Feed CF186 (www.cleanfeed-records.com)
4/6
Alors que la musique de Delius semble conçue spécifiquement pour son ensemble, Eric Boeren est allé chercher l’inspiration pour son quartette du côté d’Ornette Coleman. Plongé dans la musique du saxophoniste depuis une quinzaine d’années (comme en témoignent trois autres albums), le cornettiste a soigneusement transposé nombre de compositions de Coleman et pris comme modèle le célèbre quartette des années 1959-61. Mais ceux qui s’attendent à une copie conforme seront déçus dès l’ouverture de ce concert belge enregistré en 2004 : la pièce-titre débute avec une improvisation libre entre Boeren et le saxo alto Michael Moore, leur chassé-croisé étant un véritable catalogue des différentes techniques sonores de leurs instruments respectifs. Après quatre minutes, le saxophoniste entonne un hymne teinté de tristesse, réminiscence d’un free bop des années 1960 quoique de plain-pied dans le XXIe siècle. A Fuzzphony et Mr & Mrs People suivent, tous deux évoquant des thèmes de Don Cherry, deux parmi bien d’autres références colemaniennes entendues dans le reste de l’album, comprenant des relectures de thèmes d’Ornette (Free et The Legend of Bebop, cette dernière judicieusement jumelée à une composition originale intitulée Squirrel Feet) ou d’autres signées par Boeren, sans oublier une dynamique de groupe comparable à celle de leur mentor. Michael Moore, pour sa part, peut aussi laisser libre cours à sa passion pour les standards d’une autre époque en livrant une belle interprétation de Memories of You à la clarinette. Alors que le virtuose contrebassiste Wilbert de Joode fournit une assise inébranlable, le batteur vétéran Paul Lovens remplace avec solidité et modestie le batteur habituel du groupe, Han Bennink, sans toutefois atteindre à la folie percussive du délirant « hollandais battant » !

Ces mots dits du jazz
Félix-Antoine Hamel

Stuart Broomer : Time and Anthony Braxton
The Mercury Press, Toronto, 2009, 176 pages.
ISBN 978-1-55128-144-5
Comment aborder l’œuvre d’Anthony Braxton ? Vaste et multiforme, le travail du compositeur-saxophoniste s’étale maintenant sur plus de quatre décennies d’évolution constante. On entend de tout chez lui, de l’interprétation de standards de jazz
jusqu’aux projets les plus démesurés, le plus récent étant son « Sonic Genome » : véritable happening musical de huit heures présenté à Vancouver en janvier dernier, cette entreprise audacieuse se veut autant une composition de grande envergure qu’une utopie sonore sans frontières. Sous un titre qui conviendrait assez bien à une thèse doctorale, la présente étude de Stuart Broomer (jadis rédacteur en chef de la défunte revue Coda Jazz Magazine) s’avère très concise dans son propos et exhaustive dans son examen du corpus musical braxtonien. En moins de 200 pages, l’auteur traite du rapport de l’œuvre du saxophoniste au temps, sujet qu’il aborde dans l’introduction avec une citation de saint Augustin. Dans chaque chapitre, Broomer traite d’un volet distinct du travail du musicien (les influences, les récitals en solo, les œuvres pour grands ensembles, les quartettes, le rapport au répertoire, la Ghost Trance Music, etc.), le tout aboutissant à une synthèse de la carrière du compositeur. Maîtrisant visiblement sa matière et sachant naviguer avec aisance à travers une énorme discographie (celle, partielle, fournie à la fin du volume recense près de 80 titres !), ce fin connaisseur propose une vision originale de son sujet, établissant par-ci des liens inattendus, trouvant par-là dans certains enregistrements négligés des matériaux préfigurant d’autres étapes de l’œuvre du musicien. L’auteur sait aussi expliquer assez clairement les développements récents dans le travail de Braxton, mais devient peut-être un peu brouillon dans le dernier chapitre, dans lequel il semble enclin à traiter de tout ce qui n’entrait pas dans le corps de l’ouvrage. Dans l’ensemble, Time and Anthony Braxton accomplit presque l’impossible tâche de faire le tour d’un sujet complexe, réussissant ainsi autant à satisfaire les attentes des spécialistes qu’à offrir des pistes d’écoute aux néophytes.


(c) La Scena Musicale 2002