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La Scena Musicale - Vol. 15, No. 1

Die Schöne Müllerin: une immortelle bien de son temps

Par Camille Rondeau / 1 septembre 2009


Pour qu’une œuvre traverse les siècles sans jamais sombrer dans l’oubli et soit appréciée par chaque génération de musiciens et de mélomanes, elle doit receler des charmes et des grandeurs qui non seulement lui permettront de se distinguer avantageusement des autres productions artistiques de la même époque, mais seront d’une originalité assez forte pour résister aussi aux effets de mode. C’est manifestement le cas de Die schöne Müllerin de Franz Schubert, cycle de vingt lieder composé en 1823 et enregistré presque 150 fois au XXe siècle, signe de sa popularité jamais démentie. Il ne suffit pas toutefois, pour saisir la portée et la signification réelles d’un tel chef-d’œuvre, d’en clamer simplement l’universalité et l’actualité : il faut aussi voir en quoi il cristallise l’essentiel du milieu culturel qui l’a vu naître, soit ici la Vienne du jeune romantisme.

Les poèmes sur lesquels sont composés les lieder sont tirés d’un recueil de Wilhelm Müller paru en 1821 et intitulé Sieben und siebzig Gedichte aus den hinterlassenen Papieren eines reisenden Waldhornisten, soit « Soixante-dix-sept poèmes laissés parmi les papiers posthumes d’un corniste itinérant ». Il y est question d’un apprenti meunier qui, lors du voyage de compagnonnage nécessaire à sa formation, s’éprend de la fille du maître meunier chez qui l’a conduit le ruisseau dont il suivait le cours. Celle-ci répond dans un premier temps à ses sentiments, puis le délaisse pour un chasseur; le jeune meunier, désespéré, se noie dans le ruisseau. Il est impossible d’ignorer dans ce scénario typiquement romantique des ressemblances frappantes avec Les souffrances du jeune Werther de Johann Wolfgang Goethe, roman qui avait connu un immense succès à sa parution en 1774 et qui était encore bien connu dans les années 1820. Toutefois, Müller y met une pointe d’ironie avec un prologue et un épilogue servant à créer une distance envers le récit.

Schubert omet ces deux numéros, mais il traite les émotions changeantes et contradictoires évoquées par Müller avec de si vifs contrastes que l’ironie sous-jacente demeure perceptible, préfigurant en cela le cycle Dichterliebe de Schumann. Près de la moitié des lieder sont de forme strophique, c’est-à-dire qu’une même musique est utilisée pour chaque couplet, sans qu’il y ait de refrain. C’est là aussi un moyen pour le musicien de souligner le caractère populaire et parfois naïf du personnage. Il est impossible de passer sous silence le rôle primordial du piano qui, loin de se borner à un accompagnement harmonique, installe l’atmosphère et agit presque à titre de personnage à part entière, un peu comme le ruisseau, toujours présent, qui dialogue avec le meunier et réagit à ses actes et à ses états d’âme dans son langage sans paroles. Dans le dernier lied, c’est par contre le cours d’eau qui chante une berceuse à l’amant malheureux qui repose en son sein.

Précédé comme cycle de lieder à peu près exclusivement par An die ferne Geliebte (À la bien-aimée lointaine), composé en 1815 par Ludwig van Beethoven, Die schöne Müllerin sera suivi de Winterreise (Voyage d’hiver), par les mêmes auteurs, puis par une longue tradition de compositeurs germanophones romantiques et postromantiques inspirés par les mêmes thèmes du sublime, du tragique, du grotesque, de l’ironique, de la mort, de l’amour, du voyage et de la nature, jusqu’aux Gurre-Lieder d’Arnold Schoenberg. C’est ainsi qu’une œuvre prenant sa source dans un contexte culturel nourri par des artistes tels que Goethe et Beethoven et imprégné du plus pur romantisme a pu toucher le public de tous les temps et apporter aux compositeurs poursuivant la même tradition… de l’eau à leur moulin.

(c) La Scena Musicale