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La Scena Musicale - Vol. 15, No. 1

Robert Lepage : Réaliser l’impossible

Par Wah Keung Chan & Hannah Rahimi / 1 septembre 2009

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Le brillant Robert Lepage est toujours en mouvement et en demande. En effet, au cours des douze derniers mois, le public a été exposé à son travail de metteur en scène d’opéra (La Damnation de Faust) et de théâtre (Lipsynch), d’acteur (Le Dragon bleu) et de danseur (Éonnagata), tout cela pendant qu’il mijotait une foule de projets futurs. Comment s’étonner que son emploi du temps de l’année soit planifié à la minute près ! À 52 ans, Lepage aime dire de lui-même qu’il ne fait que diriger la circulation, mais pour son équipe, il est un visionnaire qui se situe au cœur même de la création. Sa stature le rend instantanément reconnaissable par le public, les milieux artistiques et les gouvernements.

Depuis 1993, Lepage est en telle demande qu’il a dû se constituer une équipe bien rodée pour le soutenir dans chacun de ses projets. À Ex Machina, dans le Vieux-Québec, les choses bougent tout le temps. En 1997, le maire de Québec a fait don d’une caserne de pompiers désaffectée pour accueillir l’enfant prodigue, de retour dans sa ville natale : la Caserne Dalhousie est devenue l’épicentre de sa créativité débridée. Certaines semaines, c’est un espace de répétition où l’on met à l’essai de futurs projets; à d’autres moments, c’est un atelier où l’on prépare décors et costumes.

On pourrait avoir envie de comparer Ex Machina et le principal produit d’exportation culturelle du Québec, le Cirque du Soleil, mais la compagnie de Lepage ne cache pas ses lacunes quand il s’agit de promouvoir ses spectacles auprès d’un public international. En fait, Ex Machina sert surtout d’incubateur de créativité, un lieu de réunion où se frottent des artistes de toutes les disciplines voulant explorer différents moyens d’expression. Avec son goût de la création, Lepage s’est éloigné du répertoire classique pour se tourner vers ce qu’il y a de plus nouveau en fait de concepts et de technologies.

Avec leur longue liste de projets en cours, Lepage et son équipe parcourent le monde. Ex Machina est née d’une volonté, celle de garder le contrôle sur tout le processus de création. Les productions sont réalisées par l’équipe, mais Lepage est toujours présent à un moment donné pour peaufiner l’ensemble. Son magnétisme fait que les compagnies et les producteurs réclament sa présence. « Il aime mettre la main à la pâte, explique Bernard Gilbert, directeur de la production d’opéras à Ex Machina, et les solutions techniques qu’il propose nous laissent souvent pantois. »

En Asie

À l’instar de beaucoup d’Occidentaux de sa génération, Lepage est fasciné par l’Extrême-Orient. On dit de lui qu’il s’occupe du jardin de sable japonais sur la terrasse près de son bureau. Lepage parle de son récent Dragon bleu comme d’un dérivé (« comme à la télé américaine ») d’une œuvre vieille d’un quart de siècle, La Trilogie des dragons, où il examinait les rapports entre Canadiens et immigrants chinois. « On s’est dit qu’il serait intéressant de faire immigrer un personnage en Chine, à Shanghai via Hong Kong, dit Robert Lepage. À la fin de La Trilogie des dragons, il y a 25 ans, Pierre Lamontagne reçoit une bourse du gouvernement pour aller étudier la calligraphie en Asie. À présent, nous découvrons ce qui lui est arrivé et quelles sont ses réflexions. Bien entendu, ce n’est pas seulement son rapport à la culture orientale qui nous intéresse, puisque c’est aussi un prétexte pour parler du Québec. Il s’agit, comme toujours, d’une quête identitaire, et Shanghai forme un cadre parfait pour discuter de la réalité du Québec, puisqu’on a là un point de comparaison totalement différent. La Chine traverse une période de grand changement en ce moment, alors qu’au Québec, on parle tout le temps de changement, mais il ne se passe jamais rien. Nous utilisons la Chine comme négatif, non dans le sens péjoratif du terme, mais par analogie avec la photographie : les personnages y voient leur image inversée. »

1608

On dit qu’un grand artiste est un fin observateur de l’histoire, de la culture et, surtout, de l’évolution des idées. Robert Lepage, lui, prend un malin plaisir à dire que 1608 était une bonne année. Sur nos terres, c’est l’année de la fondation de Québec, dont Lepage a célébré le 400eanniversaire avec un superbe Moulin à images. Fort de son succès, ce spectacle nocturne de lumières et d’images a été reconduit pour cinq années supplémentaires et son équipe y ajoutera une œuvre inspirée des aurores boréales. L’année 1608 est également celle du premier opéra de l’histoire, L’Orfeo de Monteverdi, et celle des débuts du kabuki au Japon. Fasciné par cette forme de théâtre, Lepage a passé beaucoup de temps au Japon dans les années 1990. « Le kabuki présente toutes les caractéristiques de l’opéra, sauf le chant. La musique en fait partie et la technique d’élocution des acteurs ressemble au chant. Je m’intéresse aux codes du théâtre classique japonais pour les mêmes motifs qui fondent mon intérêt pour le théâtre en général. »

L'opéra

Attiré depuis toujours par l’opéra pour son hyperthéâtralité, Lepage a dû attendre 1993 pour aborder l’art lyrique, lorsque la Canadian Opera Company (COC) a monté un programme double comprenant Erwartung de Schoenberg et Le Château de Barbe-Bleue de Bartók. Nouveau venu dans ce monde, Lepage a hésité avant d’accepter de mettre en scène le Ring, malgré les nombreuses invitations qu’on lui a faites. « Je voulais commencer par quelque chose de simple, sans chœur ni figurants, et la COC m’a présenté un concept qui ne demande que trois chanteurs, avec beaucoup de temps pour répéter », explique-t-il. L’idée lui a plu tout de suite, et il a vite constaté que le travail avec les chanteurs serait totalement différent de ce qu’il connaissait. « Avec les acteurs, il faut commencer depuis le début : ils n’ont pas toujours mémorisé leur texte, et c’est parfois mieux comme cela. Les musiciens d’opéra, eux, connaissent les paroles et la musique par cœur, mais ils n’en restent pas moins ouverts à la vision qu’on peut leur apporter. »

Lepage pense que le théâtre subit l’influence parfois néfaste du cinéma, puisque « les comédiens jouent comme s’ils étaient en gros plan, alors que l’auditoire n’arrive pas toujours à voir ce qu’ils font. Au 20e siècle, les acteurs de théâtre jouaient souvent comme s’ils étaient devant une caméra, mais ça ne marche pas comme ça. » Il apprécie le fait que l’art lyrique n’imite pas le cinéma mais exagère et intensifie chaque geste. « L’opéra est l’art du grand geste. Les compagnies d’opéra, les chanteurs, leurs voix, les histoires, tout cela prend des proportions gigantesques. » Des confrères de Lepage lui avaient dit qu’il aurait du mal à travailler avec des chanteurs, mais il a appris qu’en fait, ceux-ci ne bougent pas de la même façon que les acteurs. « Dès qu’on comprend qu’ils ont besoin d’être soutenus pour chanter, ils acceptent de bouger. Peu importe le concept, la voix du chanteur demeure le pivot de l’œuvre, et il faut en tenir compte. Mes décors sont conçus pour réverbérer la voix. »

Ayant suivi des cours de guitare classique pendant deux années, Lepage sait lire les partitions, et il s’en sert pour orienter sa mise en scène. « C’est un guide subliminal du sous-texte des idées et des thèmes. Après avoir travaillé pendant un mois et demi dans une salle de répétition avec un piano, l’orchestre arrive et tout se met en place. L’œuvre émerge dans toute sa gloire. Il peut arriver qu’on travaille sur une scène, et je me demande pourquoi Faust fait telle chose, ou pourquoi tel geste plutôt qu’un autre. Pour trouver la réponse, il me suffit d’écouter la musique. »

Le deuxième opéra mis en scène par Lepage était La Damnation de Faust, de Berlioz, qu’il a monté en 1999 et repris l’année dernière pour le Metropolitan Opera, qui l’a diffusé en HD dans les salles de cinéma. En 2003, découragé par le tarissement des fonds octroyés à la création cinématographique, Lepage a formé une division d’opéra à Ex Machina, invitant Bernard Gilbert à se joindre à lui comme directeur de la production. Cette collaboration a débouché sur la mise en scène de 1984 de Lorin Maazel, en 2005, suivi de The Rake’s Progress de Stravinski, récemment repris par la Scala.

Lepage est toujours aussi passionné par l’œuvre de Stravinski : il retourne à la COC en octobre 2009 avec Le Rossignol, d’après un conte de Hans Christian Anderson, une autre source d’inspiration pour lui. Au début, Lepage voulait monter Le Rossignol avec des marionnettes d’eau vietnamiennes. Avec le concepteur de marionnettes Michael Curry (bien connu depuis le film Le Roi Lion), il a disposé l’orchestre sur la scène afin de pouvoir remplir la fosse d’eau, du jamais vu dans le monde de l’opéra. « Les chanteurs sont dans l’eau jusqu’à la taille, et ils tiennent les marionnettes vietnamiennes. » Le rossignol est manipulé par un mécanisme qui ressemble à une canne à pêche afin de donner l’impression qu’il vole. Puisque l’œuvre ne dure qu’une heure, Lepage complète le programme en y ajoutant un opéra de dix minutes intitulé Renard ainsi que quelques mélodies de Stravinski. Dans ce cas, Lepage s’y est pris à reculons en créant un thème visuel qui se développe à travers chaque pièce. Les premiers chants sont illustrés par un théâtre d’ombres permettant de créer des images à deux dimensions sur un écran central. Quant à Renard, il est illustré par un théâtre de corps et d’ombres qui commence par deux dimensions pour se poursuivre sur trois dimensions. Après l’entracte, Le Rossignol est entièrement présenté en trois dimensions.

Lorsque Peter Gelb, le directeur général du Metropolitan Opera, a commandé un nouveau Ring de Wagner pour remplacer l’ancienne production, Lepage était prêt. Celui-ci promet d’utiliser de nouvelles technologies tout en replaçant l’action dans une époque traditionnelle. En effet, Lepage se tourne vers les sagas scandinaves qui sont la source d’inspiration de Wagner, mais en relevant les thèmes les plus propres à intéresser les auditoires d’aujourd’hui. « La culture islandaise tourne autour de la géologie et du réchauffement climatique, a-t-il dit. Il y a un dieu qui représente la pluie, un autre pour le tonnerre et un autre pour le feu; ce sont des incarnations très primitives et élémentaires, et les thèmes de l’écologie, du réchauffement climatique et de ce que les humains font avec les éléments sont certainement présents. » Selon Peter Gelb, « l’auditoire va se régaler, puisque Lepage respectera l’environnement acoustique et musical nécessaire pour écouter le Ring ». Le nouveau Ring ouvrira à l’automne 2010 avec L’Or du Rhin, suivi de La Walkyrie au printemps 2011. Siegfried et Le Crépuscule des dieux seront présentés en 2011-2012 et le cycle entier clôturera la saison.

Tout dernièrement, Lepage a décidé de participer au nouveau Festival international d’opéra de Québec, qui sera inauguré à l’été 2011. Il rêve d’un festival similaire à celui de Salzbourg, avec des spectacles en salle et à l’extérieur, s’adressant à un public international. Le budget d’un festival d’opéra permettrait de monter de grosses productions que les compagnies locales n’auraient pas les moyens de présenter, comme The Rake’s Progress. « J’aimerais vraiment que les gens puissent voir ces spectacles. Pour survivre au 21e siècle, l’art lyrique a besoin d’une solution économique et ne doit plus être réservé aux élites. L’opéra attirera le public au prix de grands efforts. Les gens qui font de l’opéra ont besoin de l’aide des gouvernements et de personnes qui, comme moi, peuvent se permettre de travailler gratuitement. J’en suis fermement convaincu. »

Des festivals de musique à l’éducation musicale, Lepage croit à la nécessité de l’art dans la société. Il voit le Québec comme un fantastique « incubateur » de la croissance artistique et espère qu’il le restera malgré le désintérêt des instances fédérales. « Le Québec est un banc d’essai. Les jeunes sortent des conservatoires pleins d’idées sublimes : il leur faut de l’espace et un peu d’argent pour les mettre en pratique et voir si elles sont viables. C’est comme cela que se forgent les talents. Il faut créer des incubateurs. À présent, on oublie cela; c’est de mauvais augure pour l’avenir. »

Quels projets futurs Lepage a-t-il en tête ? « Je m’intéresse aux œuvres difficiles comme Wozzeck. Il y a déjà trop de bonnes productions de Don Giovanni pour que j’aie envie de m’y frotter. Je laisse cela à d’autres. Je suis plus attiré par les œuvres dont les formes sont encore floues. C’est là tout mon talent ! »

[Traduction : Anne Stevens]

CRITIQUES

Éonnagata, Festival TransAmériques, mai 2009
Aline Apostolska
On a eu plaisir à découvrir à Montréal cette pièce créée à Londres, terre professionnelle de Russell Maliphant et Sylvie Guilhem, dans laquelle Robert Lepage pour la première fois relève le défi de danser aux côtés de ces immenses danseurs, tandis qu’eux se lancent sans plus de filet dans le théâtre et notamment dans la diction, sur le texte narratif qui tout au long relate la vie du chevalier d’Éon, amant et espion androgyne du roi Louis XV. Soirée étonnante en effet, du point de vue de la mise en scène, des costumes et des éclairages, un spectacle envoûtant et mystérieux à l’image du personnage dont la vie est racontée par les trois protagonistes, sur arrière-plan de références à l’onnagata du théâtre japonais dans lequel, on le sait, les hommes interprètent les rôles féminins. Spectacle à part, objet de scène singulier et inclassable, on prend du plaisir, et Lepage en danseur reste convaincant tandis que Guilhem, dans sa performance théâtrale, est étonnante. Mais tout cela n’empêche pas un certain vide, les trois acteurs-danseurs se semblant jamais vraiment en osmose, comme s’il leur manquait une sorte de liant commun véritable. Le tout demeure bizarrement désincarné et, passée la beauté de quelques scènes mémorables, retombe à plat, le propos sur la difficulté de l’être duel, androgyne et condamné à la solitude des incompris étant par trop redondant et monocorde. Au final, beaucoup d’effets mais peu de substance, même si l’expérience demeure intéressante.
 
Lipsynch
Wah Keung Chan
La fascination de Lepage pour tous les aspects de la voix humaine a mené à l’étonnant Lipsynch, immense fresque théâtrale multimédia d’une durée de neuf heures qui raconte neuf histoires, distinctes et néanmoins entrecroisées, se déroulant sur une période de sept décennies. Un fait divers, les pleurs d’un nourrisson menant à la découverte de la mort d’une jeune mère à bord d’un vol transatlantique, est l’amorce qui ouvre au public une fenêtre sur les vies des multiples personnages. Qui est la femme décédée ? Comment cet événement affectera-t-il la chanteuse d’opéra qui l’a trouvée ? Qu’est-il arrivé à l’enfant ? C’est une fable morale pleine d’humour, racontant des histoires dans lesquelles tout le monde peut se reconnaître. La plus poignante est celle de Marie, une chanteuse de jazz, dont les seuls souvenirs de son père décédé sont des films de famille muets. Son plus grand désir, entendre sa voix, ne se réalise que lorsque qu’elle comprend que  sa voix se trouve dans la sienne. En juin dernier au Festival Luminato de Toronto, les neuf heures du spectacle ont filé à toute allure, signe de l’excellence de l’histoire, de la mise en scène et du jeu des acteurs. La version intégrale de Lipsynch arrivera à Montréal le 27 février, au Théâtre Denise-Pelletier.
[traduction Alain Cavenne]

 


The Nightingale, The Fox & Other Short Fables de Stravinski avec The Canadian Opera Company. Du 17 octobre jusqu'au 5 novembre au Four Seasons Centre. www.coc.ca

Lipsynch,  du 27 février jusqu'au 14 mars 2010, au Théâtre Denise-Pelletier. www.denise-pelletier.qc.ca


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