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La Scena Musicale - Vol. 15, No. 1

Gradimir Pankov: parcours d’un fin stratège

Par Aline Apostolska / 1 septembre 2009


Directeur artistique des Grands Ballets Canadiens de Montréal depuis la saison 1999-2000, Gradimir Pankov aura transformé la troupe classique en une compagnie de création contemporaine reconnue comme telle dans les lieux et par les connaisseurs qui comptent sur la vaste planète danse. La saison 2009-2010 est donc celle d’une célébration légitime.

Une métamorphose aura été effectuée en profondeur : engagement de nouveaux danseurs qui conjuguent la rigueur de la formation à l’éclectisme de l’interprétation, élargissement du répertoire avec des œuvres de chorégraphes reconnus, Jiří Kylián, Kim Brandstrup et Nacho Duato mais aussi Christopher Bruce, Ohad Naharin, Mats Ek ou Jean-Christophe Mailhot, sans compter celles de chorégraphes iconoclastes tels Stijn Celis, Didy Veldman, Peter Quanz ou Shen Wei. En collaboration avec le directeur général Alain Dancyger et son équipe, Pankov a fait inviter les Grands Ballets aux Étés de la danse à Paris en 2008, puis ajouté de nouvelles destinations à leur calendrier de tournées – Jacob’s Pillow trois fois de suite, l’ensemble de l’Europe et, en juin 2009, pour la première fois Israël et l’Égypte. À cela s’ajoutera bientôt la concrétisation d’un rêve: la construction d’un édifice propre aux Grands Ballets au sein duquel il souhaite créer une académie qui formera les générations futures.

Mais tout cela ne serait pas sans ce qui semble un de ses principaux traits de caractère : le sens de la stratégie. Féru d’histoire, Pankov cite Shakespeare dans la tirade de Jules César sur Alexandre le Grand : « Beaucoup d’étoiles brillent au firmament mais unique est Alexander Magnus. » En Alexandre l’inspire la vision internationale, l’audace et surtout l’ouverture à l’autre, à une époque frileuse marquée par une culture grecque intellectuellement brillante mais par trop grégaire. Outre Alexandre, Pankov se réfère à un autre illustre stratège, Napoléon Bonaparte : « La seule fois de sa vie où il n’a pas mûri une décision guerrière, il a perdu », dit-il, rappelant la malheureuse précipitation avec laquelle Napoléon s’engagea dans la bataille de Waterloo peu après son retour de l’île d’Elbe. Message à retenir: ne jamais prendre de décision sans réflexion ni sans plan de bataille ourdi en tenant compte du long terme. On comprend : à l’esprit découvreur des autres cultures mais aussi pédagogue qu’il reconnaît à Alexandre, Pankov conjugue la stratégie de Napoléon et son travail acharné. Ainsi lui–même est-il parti d’une petite ville macédonienne pour conquérir le monde de la danse internationale, comme ses deux modèles partirent respectivement d’une île, la Corse, et des plaines arides de Pella, actuelle région de Thessalonique. Tout un parcours qui peut se résumer en trois actes principaux.

Né le 25 octobre 1938 à Skopje, en Macédoine (ex-Yougoslavie), Pankov se destine à suivre la tradition familiale en devenant dentiste lorsque, au sortir de l’adolescence, il découvre Les Sylphides d’Erik Bruhn lors d’une représentation en tournée de l’American Ballet Theatre. C’est la révélation. Dans la foulée, il entreprend à 17 ans une formation en ballet, piano et pédagogie de la danse au Conservatoire de Skopje, dans l’esprit tout à la fois éclectique et rigoureux de l’école russe. On lui prédit une carrière de pianiste, mais il choisit la danse et il est engagé dès l’année suivante par le Ballet national de Macédoine. Diplômé en 1959, il dansera jusqu’à l’âge de 29 ans à titre d’artiste invité pour diverses compagnies de ballet yougoslaves. À Belgrade, il voit danser Martha Graham. Il est sidéré. Puis le destin frappe: après un service militaire d’un an, il revient à Skopje au moment du tremblement de terre qui terrassa la ville en juillet 1963. Le théâtre est détruit sans espoir de reconstruction prochaine, le jetant dans une errance qui est aussi une initiation. Il voyage de l’Égypte à la France, de la Suisse à la Belgique, subjugué par Béjart, Kurt Joos et Pina Bausch.

En 1967 débute le second acte, nord européen. Il se décide à quitter son pays d’origine pour l’Allemagne. Jusqu’en 1976 il interprète l’impétueux Mercutio, le fougueux paysan de Giselle, le pas de deux de L’Oiseau bleu. À 40 ans, écoutant son corps, il cesse de danser. Commence alors sa carrière de maître de ballet et directeur adjoint du Ballet du Théâtre municipal de Dortmund, où il participe à certaines chorégraphies et à des productions d’opéra. En 1980 a lieu sa rencontre décisive avec Jiří Kylián qui l’invite à se joindre au Nederlands Dans Theater comme professeur et directeur artistique de ce qui deviendra le NDT II. À la même époque, Pankov fait la connaissance du Suédois Mats Ek. Tout au long de sa vie, il entretiendra une grande amitié avec ces deux artistes.

De 1981 à 1984, il prend les rênes du Ballet de Finlande, privilégiant les chorégraphes occidentaux et la nouvelle génération de chorégraphes finlandais, ce qui décide Mats Ek à lui confier la direction artistique du Ballet Cullberg à Stockholm. De 1984 à 1987, Pankov y bâtit un répertoire original. C’est en tournée avec le Cullberg qu’il effectue son premier voyage au Canada en 1985, à Toronto, Ottawa et Montréal. À la même époque, il est convié à enseigner et à monter des chorégraphies de Mats Ek pour d’autres compagnies, notamment Caïn et Abel pour le Ballet du Grand Théâtre de Genève. Il prend la barre de la compagnie et, pendant huit ans, il met à profit son expérience, invitant Jiří Kylián, Mats Ek et Christopher Bruce, mais aussi de jeunes chorégraphes alors inconnus comme Ohad Naharin et Kim Brandstrup ainsi que Stijn Celis ou Didy Veldman, alors danseurs pour la compagnie suisse.

Ce deuxième acte européen s’achève lorsqu’il décide de se consacrer à partir de 1996 à l’enseignement de la danse auprès, notamment, du Ballet Cullberg de Suède, du Ballet Gulbenkian de Lisbonne et de l’Opéra de Paris et de Lyon, mais aussi de l’American Ballet Theatre de New York. Cette migration vers les États-Unis, patrie de son épouse et collaboratrice Margaret Kaufmann, marque le début de la troisième phase de son parcours, car c’est de New York qu’en 1999 il est invité à prendre la direction artistique des GBCM. Il hésite, beaucoup, aimant le charme de Montréal mais ayant décidé de finir sa carrière en enseignant la danse. Et finit par accepter.

Il aura donc mis son expérience plurielle au bénéfice des Grands Ballets, conjuguant son exigence à ses relations consolidées en plus de cinq décennies. À la mémoire Pankov ajoute ainsi la vision, ce qui explique sans doute son efficacité. Il dit choisir les danseurs d’abord pour leur personnalité et juge qu’une bonne chorégraphie doit offrir une vision singulière, unique, ajoutant qu’un directeur de compagnie doit privilégier le bien de l’ensemble, parfois au détriment de l’individuel.

Pour cette dixième saison, comme une célébration, les Grands Ballets proposent la reprise de six spectacles qui ont marqué cette première décennie Pankov. Le public pourra voir, ou revoir, les moments forts de ce qui a été accompli collectivement depuis 10 ans. Quant à lui, il promet de rester à Montréal, le temps de parfaire son œuvre.

Voir programme complet de la saison au www.grandsballets.com

(c) La Scena Musicale