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La Scena Musicale - Vol. 14, No. 8

Maria Schneider : Composer avec le moment

Par Marc Chénard / 1 mai 2009

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Un jour, un journaliste a demandé au saxophoniste soprano Steve Lacy de lui expliquer en 15 secondes la différence entre composer et improviser. La réponse : « Le compositeur a tout le temps pour écrire 15 secondes de musique, alors que l’improvisateur n’a que 15 secondes. » S’il est vrai que l’improvisation exige une grande présence d’esprit, la composition soulève d’autres défis.

Dans un dictionnaire du jazz, on attribue le titre de « compositeur » à presque tous les musiciens qui y figurent, si ce n’est qu’en raison de leur capacité d’écrire des petites mélodies qui servent de véhicules pour l’improvisation. Certains artistes de jazz vont cependant plus loin dans la composition, allant jusqu’à renoncer à jouer sur scène. Les annales du jazz sont d’ailleurs bien garnies de compositeurs émérites : Fletcher Henderson, Neil Hefti, Quincy Jones, Sammy Nestico, Bill Holman… À ces noms prestigieux s’ajoute incontestablement celui de Maria Schneider, celle-ci étant reconnue comme un véritable fleuron du jazz mainstream contemporain américain.

Travailler avec Gil, étudier avec Bob

La jazzwoman s’est fait connaître d’abord en 1994 avec son premier disque, Evanescence (produit par la maison indépendante allemande Enja Records). Enregistré en 1992, il présente neuf pièces de son cru, interprétées par un orchestre de jazz portant son nom et comptant 19 musiciens. Les amateurs éclairés ont vite compris qui était sa grande influence, tâche facilitée par le fait que la pièce-titre du disque était dédiée à Gil Evans, avec qui elle a travaillé, dans les années 1980, comme assistante.

« À cette époque, explique-t-elle en entrevue, je travaillais dans un bureau de copistes et un confrère arrangeur s’est présenté un jour. Nous sommes allés prendre un café et il voulait savoir qui étaient mes préférés. Ce jour-là, j’ai parlé un peu de Bob Brookmeyer, mais davantage de Gil. En soirée, ce confrère m'a rappelée pour me dire que Gil était un proche ami et que celui-ci cherchait quelqu’un pour lui servir de copiste en vue d’une répétition. Je l’ai appelé tout de suite, on s’est entendu et le tour était joué. »

Par la suite, le maître a confié à la jeune musicienne d’autres responsabilités, entre autres des transcriptions et des réarrangements de ses morceaux  pour différents orchestres radiophoniques européens. Il lui a aussi demandé d'écrire de la musique pour des séquences du film The Color of Money avec Sting comme vedette principale. De cette période, Maria Schneider ne retient que de bons souvenirs, même s’il lui manquait le bagage nécessaire. Mais telle était la nature de Gil Evans : choisir quelqu’un et lui donner son appui inconditionnel.

Bien que diplômée de l’Eastman School of Music, l’apprentie compositrice décida d’étudier auprès d’un autre maître, en l’occurrence le tromboniste Bob Brookmeyer. « J’ai demandé une bourse de perfectionnement et il a accepté après que je lui ai soumis quelques partitions. Nous sommes devenus de bons amis par la suite et l’on se consulte à l’occasion. Chose intéressante, Gil et Bob sont aux antipodes l’un de l’autre. Gil m’a dit qu’il était intimidé par Bob, lequel s’est senti très flatté quand je lui en ai fait part. Gil était un type plutôt mystérieux : tout le monde pensait qu’il vivait dans les nuages, dans la compagnie des anges. Sa musique est subtile et pleine de détails, ce qui diffère de celle de Bob, qui travaille davantage les formes, comme un peintre qui couvre ses toiles à grands coups de pinceau. Je suis intéressée par ces deux tendances et j’essaie de les intégrer dans mon écriture. »

Tournants

Comme la majorité des musiciens cherchant leur propre voie, Maria Schneider a développé son style graduellement. En 1988, elle avait déjà formé un premier groupe, mais c’est peut-être Mel Lewis qui l’a le plus encouragée dans ce sens; avant sa mort, ce batteur, qui avait dirigé pendant longtemps le Vanguard Jazz Orchestra, avait accepté de répéter une de ses pièces avec sa formation. Durant la séance, elle avait demandé d’augmenter le tempo. Réputé pour ne pas avoir la langue dans sa poche, le batteur a rétorqué, irrité, qu’il y avait une tendance de toujours jouer trop vite et il l’a priée de former son propre orchestre.

Au cours des 17 dernières années, bien des choses se sont passées dans la vie professionnelle de Maria Schneider. Sa discographie reste modeste, six enregistrements à ce jour, mais chaque nouveau disque est acclamé par la presse spécialisée, ce qui lui permet de rehausser sa cote publique. En 2005, elle obtint le prestigieux prix Grammy du meilleur album de jazz de l’année pour Concert in the Garden. Ce coup d’éclat est d’autant plus remarquable que c’est le premier CD exclusivement distribué en ligne à remporter cette distinction.

Après trois albums pour Enja, l’innovatrice étiquette ArtistsShare l’a mise sous contrat en 2000. Dirigée par Brian Camelio, un producteur et entrepreneur audacieux, cette maison donne aux musiciens l’occasion de prendre une part active à la production de leurs enregistrements. Non seulement contourne-t-elle les intermédiaires du commerce de détail en vendant directement sur Internet, mais elle aide aussi les musiciens à financer leurs projets. Dans le cas d’un big band, trouver des commanditaires n’est pas une mince affaire. Pourtant, pour son dernier enregistrement, Skye Blue, paru en 2007 (voir chronique de disque dans ces pages), elle a réussi à amasser la coquette somme de 170 000 $ grâce aux ventes de disques ainsi qu’à des participations financières spéciales, la plus élevée étant de… 18 000 $ ! « Ce montant vient d’une personne que ne je connaissais même pas », s’étonne Schneider, qui croit sincèrement que « dans le monde des affaires, il y a des gens qui aiment l’art et qui veulent faire leur part en aidant les artistes ».

Une telle approche innovatrice aurait été impensable avant l’arrivée d’Internet, mais l’informatique a aussi ses inconvénients, notamment le surcroît de travail administratif. Pour sa part, la musicienne trouve que les courriels, textos et autres menus travaux qui en découlent rognent constamment sur le temps de création. « N’importe qui peut vous solliciter à tout moment. Autrefois, il n’y avait même pas de répondeurs : si on n'était pas à la maison, alors on n'y était pas, c'est tout. De nos jours, il faut se réfugier loin de tout pour travailler. Je n’ai même pas le temps de faire du piano, alors ne vous attendez pas que j’en joue sur scène un de ces jours », déclare la compositrice qui a atteint le même âge que Gil Evans avait (48 ans) lorsqu’il s’est mis à se produire en public en 1960.

Outre son dédain pour les tâches administratives, Maria Schneider n’est pas plus attirée par les outils technologiques conçus pour la création musicale. « Je n’utilise pas l’ordinateur, soutient-elle, parce que je ne suis pas suffisamment versée en la matière. Je fais mes ébauches sur papier; je peux tracer des flèches et ainsi embrasser toute ma composition d’un seul regard. Je ne peux pas concevoir une musique défilant sur écran et me sentir inspirée. Jamais. Mais je me sers du piano pour composer et je fais toutes sortes de choses dans le processus :  j’enregistre, je fais les cent pas en tentant d’entendre la musique dans ma tête, quitte à danser pour la ressentir. Il y a des gens qui peuvent coucher sur papier ce qui leur sort de la tête et ça me renverse, moi je retravaille constamment ce que je fais, toujours avec mon piano. »

Un nouveau défi

Bien établie en tant que compositrice de jazz, Maria Schneider veut élargir ses horizons. Des troupes de théâtre et de danse lui ont déjà passé des commandes; en octobre dernier, elle en était à sa première expérience en musique classique, avec une œuvre pour orchestre à cordes et voix, interprétée par le Saint Paul Chamber Orchestra et la soprano Dawn Upshaw.

« J’ai passé six mois à travailler comme une forcenée sur une pièce de 24 minutes. Dawn connaissait ma musique et mon orchestre et m’a demandé si cela m’intéresserait d’écrire pour elle. J’étais réticente, parce que je n’avais aucune expérience sur ce terrain. Mais au bout du compte, j’ai vraiment apprécié et tout s’est très bien passé. L’œuvre, intitulée Carlos Andrade Stories, est inspirée des écrits d’un auteur brésilien que j’aime beaucoup. »

Il ne fait aucun doute que composer une telle œuvre a été un défi de taille pour Schneider, mais elle s’est vite rendue compte d’un autre :  diriger le Saint Paul Chamber Ensemble et diriger ses jazzmen sont deux choses bien différentes. « Le problème n’était pas celui de la présence ou de l’absence d’improvisateurs, mais plutôt le manque d’une section rythmique, et j’ai refusé d’en greffer une à l’orchestre, car je n’affectionne pas ce genre de pratique. Il fallait donc trouver le moyen d’intégrer toute cette composante rythmique dans la partition d’orchestre. J’ai également découvert mes lacunes au pupitre et je compte suivre des cours de direction d’orchestre un de ces jours. Ce qui m’a le plus étonnée, par contre, c’est le retard avec lequel les musiciens classiques jouent, tandis que les musiciens de jazz sont plus solidement ancrés sur le temps grâce à la section rythmique. Les musiciens d'orchestre doivent constamment voir leur chef battre la mesure. Il me fallait trouver des moyens de les tirer et ainsi rendre la musique plus expressive. »

Maria Schneider avoue avoir été épuisée par le travail sur cette œuvre, travail entrecoupé par ses nombreux voyages à l’étranger et la gestion incessante de ses affaires. Mais elle sent de nouveau l’envie de composer, bien qu’elle ne promette pas de nouvelles pièces pour sa prochaine tournée canadienne à la fin juin. Ayant présenté sa musique à Montréal dix ans plus tôt, en tant que compositrice invitée de l’ensemble Altsys, et une première canadienne de son orchestre au Festival de Jazz d’Ottawa il y a de cela quelques années, son retour chez nous sera sa première grande visite en terre canadienne.

« Nous n’avons encore jamais joué notre répertoire actuel au Canada, alors pourquoi pas ? Nous le jouons encore mieux que sur l’album, car nous l’avons bien rodé en tournée depuis. Les musiciens amènent toujours quelque chose de neuf et connaissent bien les paramètres. Cela donne de l’élan à leurs inspirations et ils ont du plaisir à le faire. »

[Traduction : Anne Stevens]


Concerts du Maria Schneider Jazz Orchestra :
› ‑Toronto Downtown Jazz Festival, le 28 juin
(Harbourfront Theatre, 19 h).
› ‑Festival International de Jazz d’Ottawa, le 29 juin
(Parc de la Confédération, 21 h).
› ‑Festival International de Jazz de Montréal, le 30 juin
(Théâtre Maisonneuve, 20 h).

Information :
www.maria schneider.com
www.artistsshare.com


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