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La Scena Musicale - Vol. 14, No. 6 mars 2009

Marc Boucher et Olivier Godin : Complicité volontaire

Par Lucie Renaud / 1 mars 2009

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Parfois, dans la vie d’un chanteur, les écueils se multiplient et empêchent la progression de l’artiste : distribution inadéquate, metteur en scène à la personnalité diamétralement opposée, orchestre de troisième zone qui ternit le grain d’une voix. Beaucoup plus rarement, la route semble pavée des ors les plus chaleureux. Marc Boucher s’est vu offrir au cours de la dernière décennie le rôle de Pelléas dans une production remarquée de l’Opéra de Montréal, des débuts avec l’Orchestre symphonique de Montréal sous Charles Dutoit dans le Requiem de Duruflé et la Messe de Sainte-Cécile de Gounod, a chanté avec Jean-Claude Malgoire, sa Grande Écurie et la Chambre du Roy à Versailles et Lille, mais aussi dans Tosca de Puccini à Reims, Brest et Tourcoing et dans Platée de Rameau au Mégaron d’Athènes. En août 2008, il donnait un récital de mélodie française à la prestigieuse Académie Francis Poulenc, à l’invitation du baryton François Le Roux, reconnu comme l’ambassadeur du genre. On le retrouvera au Théâtre des Champs-Élysées en avril dans la Passion selon Saint-Matthieu de Bach, compositeur qu’il a déjà notamment défendu dans plusieurs villes européennes. Nul ne sera alors surpris d’apprendre qu’on lui remettait, en janvier dernier, un Prix Opus pour son rayonnement à l’étranger, trophée qui s’ajoutait à celui reçu en 2007 pour son disque Théodore Dubois, sous étiquette XXI-21, coup de cœur du jury.

Parfois, dans la vie d’un musicien véritable, il y a aussi des rendez-vous quasi miraculeux. Les routes un jour se croisent, grâce à une connexion favorisée par le destin, par des amis communs. Marc Boucher cherchait un pianiste avec lequel aborder la mélodie française. Un nom revient, prononcé avec une certitude confondante par certains guides musicaux du chanteur, une fois, deux fois, trois fois : celui d’Olivier Godin. Les agendas sont consultés, un rendez-vous pris à l’automne 2005. Déjà s’esquisse le projet d’enregistrer, en première mondiale, les mélodies de Dubois. La porte de la salle de répétition est poussée. Presque instantanément, le baryton réalise qu’il vient de rencontrer un complice, à la fois miroir et complément artistique. « Nous ne nous connaissions pas, nous n’avions jamais fait de musique ensemble, évoque le chanteur, retrouvé dans la toute nouvelle salle de concert du Conservatoire de musique de Montréal. Pourtant, je suis arrivé en répétition avec Olivier et c’est comme si cela faisait cent ans que nous travaillions ensemble. Ce fut instantané. J’ai une approche de la mélodie française qui privilégie un questionnement ouvert, dans la mesure où, en tant qu’interprète, il faut aller là où l’on pense que doit aller le texte. Là-dessus, Olivier et moi, je pense que nous partageons la même façon de voir les choses. Nous ne nous mettons pas de barrières, nous sommes là pour explorer. Nous essaierons toujours de pousser la pièce un peu plus loin, dans telle ou telle direction, pour apprivoiser le matériau, le tordre, le travailler, pour voir jusqu’où il peut aller. »

La profondeur du lien entre les deux artistes, tant en concert qu’en entrevue, reste saisissante. Les idées migrent librement de l’un à l’autre, le premier prêtant une oreille attentive au second, mais n’hésitant jamais à préciser une intention, à pousser le dialogue plus loin, dans les fous rires comme dans les silences. « Nous avons beaucoup de plaisir ensemble parce que, justement, je pense que ce qui fait la force d’un bon duo, c’est cette entente fondamentalement musicale qui nous unit, dans laquelle nous n’avons pas besoin de négocier, de faire de compromis, précise Olivier Godin. Je pense que si ce flot musical est naturel au départ, l’équipe fonctionnera longtemps, car ce ne sera pas une corvée de répéter. »

Après cette première rencontre plus que concluante, les deux artistes laisseront pourtant s’écouler plusieurs mois avant de se revoir, engagements professionnels obligent. Peu importe. Ils sentent que leurs visions respectives de la mélodie française sauront trouver un terrain d’entente. « Les choses vont d’elles-mêmes, même si, au départ, nos deux interprétations sont différentes. Quand elles se rencontrent, une fusion se fait spontanément », explique le pianiste. Quatre ou cinq répétitions à peine sont consacrées aux pièces de Dubois avant que les comparses se retrouvent en studio d’enregistrement, devant une page vierge ou presque. « Ce que l’on souhaite, c’est retourner à la source du compositeur parce que, souvent, la mélodie française a été ampoulée par des couches et des couches de vernis d’interprétations, de maniérismes… À partir du milieu du XXe siècle, il y a eu un mouvement où les chanteurs se sont mis à sur-interpréter, à faire du son, à se détacher un peu trop du texte. C’est une tradition qui est en train de se perdre. Heureusement, nous avons encore de bons ambassadeurs de la mélodie française, qui ne demandent qu’à passer le flambeau à la jeune génération, mais ils sont très peu nombreux. » Des noms sont rapidement avancés à deux voix : « Nous avons pu discuter et travailler avec des maîtres québécois qui ont des bagages exceptionnels. Bruno Laplante a fait des enregistrements hautement soulignés en Europe, Jacqueline Richard possède un souci de vérité des œuvres qu’elle fait travailler. Il faut aussi mentionner Pierre Mollet, Jean-Claude Germain, Jean-Paul Jeannotte, qui a été accompagné par Francis Poulenc. Il est le premier à avoir rapporté des mélodies de Poulenc ici, à avoir travaillé avec Pierre Bernac [qui a créé nombre de cycles du compositeur]. Nous sommes en contact constant avec ces gens-là, pour des conseils, pour des choix de musique. »

Patiemment, avec conviction, ils ont donc choisi d’extraire la mélodie de son bogue poussiéreux. Ils l’ont caressée de leur voix, de leurs doigts. Ils en ont décortiqué les rouages, poli chaque vers, laissé la poésie s’immiscer doucement en eux. « À mon avis, dit Marc Boucher, la mélodie est le genre qui exige le plus de musicalité et le plus grand contrôle du son, des dynamiques sonores et des couleurs. Depuis le XIXe siècle, on écrivait des romances, des mélodies. Ces chansons-là étaient les ancêtres des chansons d’Elton John ! Les gens qui écoutaient cette poésie-là versaient des larmes, cela les touchait réellement. Pourquoi, au milieu du XXe siècle, cette musique a-t-elle été tout à coup dépouillée de son contenu émotif par une fausse rigueur ? Quand Baudelaire écrit Le jet d’eau, La vie antérieure, il véhicule des émotions tellement profondes ! Évidemment, aujourd’hui, les gens sont un peu moins sensibles à ces choses… » Une pause, à peine : « Non, ce n’est pas vrai : les gens sont sensibles à ces choses-là quand c’est fait avec vérité. Mon objectif, que je partage avec Olivier, est de retrouver ma vérité, notre vérité, pour que ces poèmes, ces mots, cette musique vivent encore. » Olivier Godin renchérit : « La rigueur a peut-être permis à la mélodie française de se réactualiser. On en avait peut-être besoin pour réussir à approfondir cette poésie qui, parfois, peut sembler déroutante, mais l’interprétation de la mélodie française ne tolère aucune rigueur intellectuelle. À partir du moment où vous avez intériorisé le poème, compris où vous vous en allez, il faut retourner à l’émotion. Si on reste au stade des vers, des accents toniques, la façon dont le compositeur a placé le texte, on passe à côté de quelque chose. » Le chanteur ajoute : « Il y a aussi autre chose : la mélodie française est une musique de couleurs, tant au piano qu’à la voix. De la même manière, on a trop souvent entendu la mélodie française chantée par des voix en fin de carrière. La mélodie ne souffre pas la laideur. Si les sons ne sont pas beaux, cela ne peut pas fonctionner, de la même manière que la palette sonore du piano doit être remplie de couleurs. La mélodie doit demeurer, d’abord et avant tout, une belle chose. De plus, il faut que la vérité poétique s’y trouve, pour que le chant touche, qu’il y ait un charme dans la voix, une recherche. »

Le disque Dubois qui, en plus d’obtenir un Prix Opus, s’est vu accorder cinq diapasons du prestigieux magazine français et a été encensé par l’American Record Guide, bible du genre, a pavé la voie à une série de récitals, dont plusieurs en sol français. « Ce n’est pas que nous n’ayons pas voulu répéter davantage, explique Olivier Godin. Il y a une citation de John Newmark que j’aime beaucoup rappeler : “Il ne faut pas user la musique.” La mélodie est une musique tissée si finement qu’il ne faut pas tout démonter, remonter, recommencer. Il faut conserver la spontanéité. » En studio, les prises uniques ont été privilégiées, labeur soutenu par l’oreille exceptionnelle de Pierre Dionne, qu’ils qualifient de « troisième musicien » ou de « cinquième Beatle ».

Dans le cas du CD Les Fleurs du mal, de Fauré à Ferré, le processus inverse a été préféré. Né d’une volonté de Marc Boucher de souligner à la fois le 150e anniversaire de la première édition du recueil de Baudelaire et le 50e de la création d’une trentaine de chansons de Léo Ferré (à qui il voue une admiration sans bornes) sur ces textes, le travail préparatoire s’est inscrit dans la durée. Pendant un an, les archives ont été épluchées, les partitions recherchées – dont des mélodies de René Lenormand, enregistrées en première mondiale par le duo, retrouvées chez un éditeur du Texas. Plus de 350 mélodies attendaient d’être lues, analysées, avant qu’une sélection soit établie. Le répertoire a été soigneusement rodé en concert, tant ici qu’en Europe. Chaque pièce a été abordée dans ses plus infimes détails. Olivier Godin a habillé d’arrangements en hommage à Schubert, à Debussy, certaines des chansons de Ferré. Un projet de théâtre musical s’est développé autour du concept au Centre d’arts Orford en 2007, mis en scène par Lorraine Pintal, Jean Marchand endossant le rôle de Baudelaire alors que chanteur et pianiste magnifiaient le personnage.

Des pages tirées de ce florilège seront présentées par les deux interprètes lors de leur récital du 29 mars prochain ainsi que le cycle de Jacques Hétu basé sur des poèmes d’Émile Nelligan, « le Baudelaire québécois », Les clartés de la nuit, « tout à fait dans la continuité de la mélodie française de Fauré » selon Olivier Godin. Si le programme n’était pas entièrement arrêté au moment de l’entrevue, le récital se terminera vraisemblablement par le cycle Tel jour, telle nuit donné à l’Académie Francis Poulenc, au piano du compositeur sur lequel l’œuvre a été créée en public, avec des photos des interprètes de Poulenc tout autour de l’instrument, devant Rosine Seringe, sa nièce, qui a versé une larme se rappelle Marc Boucher avec émotion. « J’ai réalisé que pour elle, cette musique était vivante, vraie, que la poésie d’Éluard fait partie de son quotidien. Quand nous avons chanté au Prieuré de Saint-Côme, il y avait des gens qui chantaient les mots en même temps que moi. Cela m’a procuré un sentiment incroyable, prouvait que ce que nous faisons n’est pas décalé. »

Si le baryton au timbre moelleux et à la diction parfaite chérit la mélodie française, il ne cache pas qu’il souhaiterait voir les compositeurs d’ici écrire enfin sur des textes de poètes québécois. Marc Ouellet complète ainsi pour le duo un bestiaire sur les animaux du Québec, sur des poèmes de Bertrand Laverdure, prix Rina-Lasnier en 2003. Il rêve d’inclure au moins une pièce d’un compositeur québécois à chacun des récitals donnés en Europe. Pour lui, la mélodie peut renaître de ses cendres, toucher une nouvelle génération d’amateurs. « À mon avis, l’une des plus grandes erreurs a été de vouloir mettre la mélodie dans les grandes salles, précise-t-il. Le star-système (et ses cachets) a tué la mélodie quand elle a toujours été un art de salon. C’est presque un artisanat et il faut le pratiquer comme tel. Cela touchera alors le public comme il a été touché lors de la création. »

Le temps file, invitation au voyage, mais surtout au partage. Avant de tourner la page se glisse une ultime question, qui permet de saisir la qualité essentielle de chacun des musiciens. Le chanteur n’hésite pas une seconde à qualifier son pianiste de coloriste exceptionnel. « Quand il fait un accord, la couleur met la table. Parfois, j’aurais voulu entendre quelque chose et il l’a déjà produit. » Quand la couleur est appliquée avec finesse et dextérité, le texte ne peut que couler de source. Olivier Godin réentend peut-être un passage dans sa tête avant d’avancer : « Marc possède beaucoup de qualités, mais les plus importantes sont ses qualités de musicien, le naturel avec lequel il réussit à transcender une interprétation réfléchie. C’est un cadeau pour un pianiste que de suivre un chanteur comme lui. »

Une association à long terme est prévue. Un peu plus de trois ans après leur première rencontre, ils voient qu’un dialogue intime s’est noué entre leurs deux univers, dans lequel les mots parlés deviennent superflus. Avec un sourire au fond des yeux, un rire contagieux, ils grefferont à cette première mélodie des dizaines d’autres.


Société musicale André-Turp, 29 mars à 15 h. turp.com

Le deuxième CD Découverte de La Scena Musicale est un disque consacré à Théodore Dubois de Marc Boucher et Oliver Godin. Le CD Découverte est une coproduction avec les Disques XXI et est offert en exclusivité aux abonnés payants de LSM et dans les exemplaires vendus en kiosques.


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