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La Scena Musicale - Vol. 14, No. 2 octobre 2008

Bach et l’orgue « roi des instruments »

Par Simon Bertrand / 16 octobre 2008


C

ombien d’œuvres J.S. Bach a t-il réellement écrites pour ce que Mozart et bien d’autres compositeurs subséquents ont appelé le « roi des instruments » ?

La difficulté d’obtenir une réponse définitive à cette question réside en partie dans le fait que Bach composa certaines de ses œuvres majeures, entièrement ou en partie, sans en préciser l’instrumentation, l’Offrande musicale, par exemple. On y retrouve le fameux et magnifique Ricercare à 6 voix, seule fugue à 6 voix que Bach ait écrite et qui semblerait avoir été destinée à l’orgue, bien que rien sur le manuscrit ne le stipule.

Premièrement, d’un point de vue purement technique, cette immense fugue, considérée à juste titre comme l’un des sommets de l’art contrapuntique de Bach, s’avère certainement plus aisée d’interprétation à l’orgue qu’au clavecin ou au piano, pour des raisons évidentes de complexité contrapuntique, ce que facilite le pédalier de l’orgue. (Le fantomatique clavecin à pédalier, pour sa part, semble avoir été utilisé comme orgue de pratique plus qu’autre chose durant sa courte existence.)

L’exemple suivant, très touffu au plan du mouvement contrapuntique, démontre bien la difficulté que représenterait une interprétation convaincante de cette œuvre au piano :


J.S. BACH, extrait du Ricercare à 6 voix de l'Offrande musicale (BWV 1079)

Ici, sauf en ayant recours à un arrangement de type « Busoni », et donc très généreusement enrobé de pédale, il serait difficile d’obtenir au piano une clarté des voix comparable à celle qu’offre l’orgue avec ses multiples claviers et son pédalier. En effet, tout comme dans l’ensemble des passages à 6 voix de cette immense fugue de plus de 10 minutes, à de grands écarts entre les parties graves s’ajoute fréquemment aux voix supérieures un mouvement de croches continuel passant d’une voix à l’autre ; même avec des doigtés extrêmement imaginatifs, cela demeure fort incommode sur un seul clavier.

Par ailleurs, c’est essentiellement à l’orgue que Bach improvisait de manière exceptionnelle. Il semble que l’origine de la présence de ce ricercare à 6 voix dans l’Offrande musicale soit un défi lancé par le roi Frédéric II qui, à la genèse de l’œuvre en 1747, avait demandé à Bach d’improviser une fugue à 6 voix à partir de son thème. Bach ne tenta pas l’expérience, de manière publique du moins, mais écrivit quelques mois plus tard un ricercare à 6 voix qu’il incorpora dans l’Offrande musicale, œuvre qui comporte aussi 10 canons divers, un autre ricercare (à 3 voix) et une magnifique sonate en trio.

On pensera aussi au « cas » de l’Art de la fugue, composé quelques années plus tard, mais le consensus musicologique semble beaucoup plus clair en ce qui concerne cette œuvre, et Bach lui-même aurait clairement établi qu’il s’agissait de musique destinée au clavier. La confusion vient peut-être partiellement de l’édition qui en fut faite par Graeser dans les années 1920, dans laquelle celui-ci soulignait qu’aucune instrumentation n’était indiquée dans l’édition originale, écrite sur 3 ou 4 portées, chacune des voix y étant répartie. (Toutefois, il est important de mentionner ici qu’il n’était pas inhabituel à l’époque de Bach de lire au clavier une œuvre écrite sur plusieurs portées correspondant au nombre de voix, pratique qui s’est malheureusement perdue au fil des siècles.)

C’est sans doute la quantité incroyable d’arrangements existants de l’Art de la fugue qui a semé le mythe d’une œuvre « arrangez-la vous-même », alors que tout porte à croire qu’il s’agit bel et bien de musique pour clavier. L’Art de la fugue a été endisqué à l’orgue par de nombreux virtuoses de l’instrument au 20e siècle, autant ici qu’à l’étranger. (La version de Bernard Lagacé m’apparaît pour ma part des plus valables, et on retrouve aussi sur son intégrale Bach des extraits de l’Offrande musicale, dont le fameux ricercare à 6 voix mentionné plus haut.)

Les autres œuvres sont bien sûr sans équivoque, et nombreuses. Soulignons en particulier les 145 préludes de choral, les cinq séries de chorals variés, les 26 paires de préludes/toccatas/fantaisies et fugues, les six sonates et concertos et des œuvres isolées comme le trio avec orgue, la superbe passacaille BWV 582 et quelques fugues esseulées.

Il est cependant particulièrement intéressant de constater que son écriture pour orgue ne restera pas uniquement tributaire du développement de sa propre virtuosité, comme ce fut le cas d’autres virtuoses comme Paganini ou Liszt plus tard. L’orgue-roi saura aussi s’effacer lorsque l’œuvre le demandera, se fondant aux parties vocales et à l’orchestre. Ce rapport d’une tout autre nature que celui de soliste aura aussi beaucoup de répercussions sur l’usage de l’orgue au sein de l’orchestre ou dans la musique vocale des siècles qui suivront.

Ces divers aspects de la relation de Bach avec l’orgue semblent intimement rattachés à son cheminement et aux multiples faces de sa carrière de musicien.

Un simple regard sur la production de Bach entre 1704 et 1717, période pendant laquelle il était le plus actif en tant qu’improvisateur virtuose, permet d’abord de considérer l’orgue comme absolument primordial dans son travail de compositeur pendant cette étape de sa vie.

Cependant, à partir de 1717, ses activités d’organiste seront de plus en plus limitées par de multiples postes de directeur musical, notamment à Cöthen (1717-1723) où, déçu de la qualité de l’orgue mis à sa disposition, il délaisse l’écriture pour cet instrument.

L’orgue restera néanmoins omniprésent dans son travail créatif, et présent dans les grandes cantates qui prédominent durant la période extrêmement fertile de Leipzig (la plus longue de sa vie : 1723-1750) dans lesquelles ses assistants sont à l’orgue, Bach dirigeant lui-même l’orchestre et les chœurs. En tant que maître de chapelle à Saint-Thomas, il devait principalement composer de manière quasi-industrielle ses somptueuses cantates en plus d’enseigner – bien qu’occasionnellement il retournât par pur plaisir à l’orgue de l’église Saint-Paul, instrument dont il affectionnait particulièrement la facture.

Sur le plan stylistique, son écriture pour orgue prend de façon évidente, dans les œuvres de la première période de 1704 à 1717, ses sources dans l’héritage flamboyant de Buxtehude. La fameuse Toccata en ré mineur date de cette période pendant laquelle il est clair que l’évolution idiomatique de son écriture est étroitement rattachée à la progression de sa propre virtuosité, qui s’exprime dans des structures formelles ouvertes se prêtant particulièrement à l’improvisation comme la toccate ou la fantaisie. Les préludes de choral, un peu plus austères, se rattachent pour leur part davantage à l’héritage de Bœhm, dont il fut l’élève.

Pour les raisons mentionnées plus haut, sa production d’œuvres pour orgue diminue notablement à partir de 1717 jusqu’à la fin de sa vie. On peut toutefois considérer que les tout derniers préludes et fugues pour orgue de Bach, œuvres titanesques d’une complexité et d’une liberté frôlant la fantaisie, sont à la fois une sorte de synthèse extrêmement expressive de l’évolution idiomatique globale de son écriture pour orgue et de ses préoccupations théoriques développées dans des œuvres comme l’Offrande Musicale et l’Art de la Fugue. Le virtuose innovateur et le théoricien réformateur y semblent en parfaite fusion expressive.

Pour revenir en terminant à notre question initiale, un décompte BWV « officiel » semblerait donner à peu près 375 œuvres, dont la dernière serait le prélude de choral Vor deinen Thron tret' ich hiermit, (J’apparais maintenant devant ton trône) dicté, paraît-il, sur son lit de mort.

› -Orgue et Couleurs
10e Festival d’Automne
26 septembre au 5 octobre
www.orgueetcouleurs.com


Quelques références discographiques (coffrets d’intégrales de la musique pour orgue de Bach) :

Intégrale des œuvres d’orgue et autres œuvres pour clavier : Inventions,

Le Clavier bien tempéré, Variations Goldberg, L’Art de la fugue…

Bernard Lagacé, orgue

Disques ANALEKTA

J. S. Bach -
Intégrale de l'œuvre pour orgue

Jean Guillou, orgue

Universal Classics

J. S. Bach Complete Organ Works

George Ritchie, orgue

Raven Compact Discs







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