Bach et l’orgue « roi des instruments » Par Simon Bertrand
/ 16 octobre 2008
C
ombien d’œuvres
J.S. Bach a t-il réellement écrites pour ce que Mozart et bien d’autres
compositeurs subséquents ont appelé le « roi des instruments » ?
La difficulté
d’obtenir une réponse définitive à cette question réside en partie
dans le fait que Bach composa certaines de ses œuvres majeures, entièrement
ou en partie, sans en préciser l’instrumentation, l’Offrande
musicale, par exemple. On y retrouve le fameux et magnifique
Ricercare à 6 voix, seule fugue à 6 voix que Bach ait écrite
et qui semblerait avoir été destinée à l’orgue, bien que rien
sur le manuscrit ne le stipule.
Premièrement,
d’un point de vue purement technique, cette immense fugue, considérée
à juste titre comme l’un des sommets de l’art contrapuntique de
Bach, s’avère certainement plus aisée d’interprétation à l’orgue
qu’au clavecin ou au piano, pour des raisons évidentes de complexité
contrapuntique, ce que facilite le pédalier de l’orgue. (Le fantomatique
clavecin à pédalier, pour sa part, semble avoir été utilisé comme
orgue de pratique plus qu’autre chose durant sa courte existence.)
L’exemple
suivant, très touffu au plan du mouvement contrapuntique, démontre
bien la difficulté que représenterait une interprétation convaincante
de cette œuvre au piano :
J.S. BACH, extrait
du Ricercare à 6 voix de l'Offrande musicale (BWV 1079)
Ici, sauf en
ayant recours à un arrangement de type « Busoni », et donc très
généreusement enrobé de pédale, il serait difficile d’obtenir
au piano une clarté des voix comparable à celle qu’offre l’orgue
avec ses multiples claviers et son pédalier. En effet, tout comme dans
l’ensemble des passages à 6 voix de cette immense fugue de plus de
10 minutes, à de grands écarts entre les parties graves s’ajoute
fréquemment aux voix supérieures un mouvement de croches continuel
passant d’une voix à l’autre ; même avec des doigtés extrêmement
imaginatifs, cela demeure fort incommode sur un seul clavier.
Par ailleurs,
c’est essentiellement à l’orgue que Bach improvisait de manière
exceptionnelle. Il semble que l’origine de la présence de ce ricercare
à 6 voix dans l’Offrande musicale soit un défi lancé par
le roi Frédéric II qui, à la genèse de l’œuvre en 1747, avait
demandé à Bach d’improviser une fugue à 6 voix à partir de son
thème. Bach ne tenta pas l’expérience, de manière publique du moins,
mais écrivit quelques mois plus tard un ricercare à 6 voix qu’il
incorpora dans l’Offrande musicale, œuvre qui comporte aussi
10 canons divers, un autre ricercare (à 3 voix) et une magnifique sonate
en trio.
On pensera
aussi au « cas » de l’Art de la fugue, composé quelques
années plus tard, mais le consensus musicologique semble beaucoup plus
clair en ce qui concerne cette œuvre, et Bach lui-même aurait clairement
établi qu’il s’agissait de musique destinée au clavier. La confusion
vient peut-être partiellement de l’édition qui en fut faite par
Graeser dans les années 1920, dans laquelle celui-ci soulignait qu’aucune
instrumentation n’était indiquée dans l’édition originale, écrite
sur 3 ou 4 portées, chacune des voix y étant répartie. (Toutefois,
il est important de mentionner ici qu’il n’était pas inhabituel
à l’époque de Bach de lire au clavier une œuvre écrite sur plusieurs
portées correspondant au nombre de voix, pratique qui s’est malheureusement
perdue au fil des siècles.)
C’est sans
doute la quantité incroyable d’arrangements existants de l’Art
de la fugue qui a semé le mythe d’une œuvre « arrangez-la vous-même
», alors que tout porte à croire qu’il s’agit bel et bien de musique
pour clavier. L’Art de la fugue a été endisqué à l’orgue
par de nombreux virtuoses de l’instrument au 20e siècle, autant ici
qu’à l’étranger. (La version de Bernard Lagacé m’apparaît
pour ma part des plus valables, et on retrouve aussi sur son intégrale
Bach des extraits de l’Offrande musicale, dont le fameux ricercare
à 6 voix mentionné plus haut.)
Les autres
œuvres sont bien sûr sans équivoque, et nombreuses. Soulignons en
particulier les 145 préludes de choral, les cinq séries de chorals
variés, les 26 paires de préludes/toccatas/fantaisies et fugues, les
six sonates et concertos et des œuvres isolées comme le trio avec
orgue, la superbe passacaille BWV 582 et quelques fugues esseulées.
Il est cependant
particulièrement intéressant de constater que son écriture pour orgue
ne restera pas uniquement tributaire du développement de sa propre
virtuosité, comme ce fut le cas d’autres virtuoses comme Paganini
ou Liszt plus tard. L’orgue-roi saura aussi s’effacer lorsque
l’œuvre le demandera, se fondant aux parties vocales et à l’orchestre.
Ce rapport d’une tout autre nature que celui de soliste aura aussi
beaucoup de répercussions sur l’usage de l’orgue au sein de l’orchestre
ou dans la musique vocale des siècles qui suivront.
Ces divers
aspects de la relation de Bach avec l’orgue semblent intimement rattachés
à son cheminement et aux multiples faces de sa carrière de musicien.
Un simple regard
sur la production de Bach entre 1704 et 1717, période pendant laquelle
il était le plus actif en tant qu’improvisateur virtuose, permet
d’abord de considérer l’orgue comme absolument primordial dans
son travail de compositeur pendant cette étape de sa vie.
Cependant,
à partir de 1717, ses activités d’organiste seront de plus en plus
limitées par de multiples postes de directeur musical, notamment à
Cöthen (1717-1723) où, déçu de la qualité de l’orgue mis à sa
disposition, il délaisse l’écriture pour cet instrument.
L’orgue restera
néanmoins omniprésent dans son travail créatif, et présent dans
les grandes cantates qui prédominent durant la période extrêmement
fertile de Leipzig (la plus longue de sa vie : 1723-1750) dans lesquelles
ses assistants sont à l’orgue, Bach dirigeant lui-même l’orchestre
et les chœurs. En tant que maître de chapelle à Saint-Thomas, il
devait principalement composer de manière quasi-industrielle ses somptueuses
cantates en plus d’enseigner – bien qu’occasionnellement il retournât
par pur plaisir à l’orgue de l’église Saint-Paul, instrument dont
il affectionnait particulièrement la facture.
Sur le plan
stylistique, son écriture pour orgue prend de façon évidente, dans
les œuvres de la première période de 1704 à 1717, ses sources dans
l’héritage flamboyant de Buxtehude. La fameuse Toccata en ré
mineur date de cette période pendant laquelle il est clair que
l’évolution idiomatique de son écriture est étroitement rattachée
à la progression de sa propre virtuosité, qui s’exprime dans des
structures formelles ouvertes se prêtant particulièrement à l’improvisation
comme la toccate ou la fantaisie. Les préludes de choral, un peu plus
austères, se rattachent pour leur part davantage à l’héritage de
Bœhm, dont il fut l’élève.
Pour les raisons
mentionnées plus haut, sa production d’œuvres pour orgue diminue
notablement à partir de 1717 jusqu’à la fin de sa vie. On peut toutefois
considérer que les tout derniers préludes et fugues pour orgue de
Bach, œuvres titanesques d’une complexité et d’une liberté frôlant
la fantaisie, sont à la fois une sorte de synthèse extrêmement expressive
de l’évolution idiomatique globale de son écriture pour orgue et
de ses préoccupations théoriques développées dans des œuvres comme
l’Offrande Musicale et l’Art de la Fugue. Le virtuose
innovateur et le théoricien réformateur y semblent en parfaite fusion
expressive.
Pour revenir
en terminant à notre question initiale, un décompte BWV « officiel
» semblerait donner à peu près 375 œuvres, dont la dernière serait
le prélude de choral Vor deinen Thron tret' ich hiermit, (J’apparais
maintenant devant ton trône) dicté, paraît-il, sur son lit de mort.
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-Orgue et Couleurs
10e Festival d’Automne
26 septembre au 5 octobre
www.orgueetcouleurs.com
Quelques références discographiques
(coffrets d’intégrales de la musique pour orgue de Bach)
:
Intégrale des œuvres d’orgue
et autres œuvres pour clavier : Inventions,
Le Clavier bien tempéré,
Variations Goldberg, L’Art de la fugue…
Bernard Lagacé, orgue
Disques ANALEKTA
J. S. Bach -
Intégrale de l'œuvre pour orgue
Jean Guillou, orgue
Universal Classics
J. S. Bach Complete Organ Works
George Ritchie, orgue
Raven Compact Discs
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