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La Scena Musicale - Vol. 13, No. 8 mai 2008

Starmania dans la cour des grands

Par René Bricault / 11 mai 2008


L’opéra rock devient opéra tout court. Dans le cadre des festivités entourant le 400e anniversaire de la Ville de Québec, Starmania sera présenté, en première mondiale, dans sa nouvelle version opératique avec chœur, orchestre, danseurs et tutti quanti. Les choses ne seront pas faites à la légère, comme en témoignent la solide distribution (Lyne Fortin, Marie-Josée Lord, Marc Hervieux, le récitant James Hyndman, pour ne nommer que ceux-là) et le sérieux des équipes de production et de réalisation. La Scena Musicale a rencontré l’orchestrateur et chef d’orchestre Simon Leclerc ainsi qu’un des deux metteurs en scène, Michel Lemieux. De ces entretiens ressortent deux constatations essentielles : l’importance du drame véhiculé par le texte et le défi du « transfert » intelligent et cohérent d’un type de spectacle à un autre.

De prime abord, on aurait pu croire que le chant pop, avec son timbre moins profond et son vibrato moins prononcé, permettrait une meilleure compréhension du texte que le chant classique. Or, l’équipe constate qu’il n’en est rien, et ce, surtout grâce à l’absence de la section rythmique de l’orchestre pop. Plamondon avait d’ailleurs suggéré à Leclerc l’inclusion de cette section dans l’orchestre traditionnel, à l’instar de nombreux projets de type crossover. Leclerc insistera pour obtenir carte blanche et convaincra le célèbre parolier de l’efficacité rythmique de l’orchestre symphonique, déclarant à juste titre que « le rythme existe bel et bien à l’orchestre, mais son approche permet l’écoute des mots, sans doute aussi des émotions, et certainement du drame ». Lemieux abonde dans le même sens, abhorrant la « pollution sonore » qu’est devenue l’omniprésente pulsation (« vous allez dans un ascenseur, vous entendez le beat; vous allez à la banque, vous entendez le beat; vous vous promenez dehors, vous entendez le beat… ») et louant le néoclassicisme (plus près de Gershwin que de Stravinsky) de l’orchestration de Leclerc, qui « touche les émotions » par le simple pouvoir lyrique.

La mise en scène propre à l’opéra traditionnel, outre l’aspect musical dont on vient de parler, offre elle aussi l’occasion de rehausser à la fois la compréhension du texte et son impact dramatique. Starmania a d’ailleurs été monté plusieurs fois en tant que spectacle rock, arrangé et mis en scène chaque fois au goût du jour. Cette fois-ci, par contre, Lemieux et son collègue Victor Pilon visent une sorte de classicisme de compromis, quelque chose de durable mais s’intégrant au contexte futuriste du livret. Usant du terme « rétro-futurisme », les metteurs en scène multidisciplinaires cherchent à recréer l’esprit du film noir des années 1930 et 40, avec références à Mussolini ou Marlene Dietrich, plus près des Sin City de Miller/Rodriguez et Metropolis de Lang (l’action de Starmania se déroule justement dans une énorme ville glauque et sombre appelée… Monopolis !) que de la science-fiction. L’utilisation judicieuse des éclairages donnera une couleur cinématographique à la scène. L’unique aspect de la mise en scène se démarquant de l’opéra traditionnel consistera en changements fréquents de décors, Lemieux misant sur les modifications subtiles de décors minimalistes et de tons d’éclairage.

Cette approche vise un double but : d’abord, la durabilité cohérente précédemment décrite. Ensuite, théâtraliser l’histoire. Selon Lemieux, l’énorme succès de plusieurs chansons (on pense à Le monde est stone, Le blues du businessman ou encore La complainte de la serveuse automate) aura eu l’effet pervers de voiler carrément l’évolution de l’intrigue : « On embarque si facilement dans le groove d’une chanson pop à succès qu’on en oublie le texte. » L’apport d’une mise en scène efficace consiste à rediriger l’attention du public vers l’action. Il rappelle également qu’une recherche lyrique, non encombrée par une pulsation obstinée, donne une telle importance au mot que même la mise en scène s’en trouve bonifiée. Lemieux profite du soutien de l’orchestre, certes, mais aussi de la réécriture des récitatifs par Plamondon, bon joueur face aux contraintes du contexte.

Si l’adaptation classicisante de la mise en scène a exigé une forte dose d’imagination, les défis imposés à l’orchestrateur semblent encore plus costauds. D’abord, d’un simple point de vue technique, il fallait trouver une façon de compenser l’absence de microphones pour les chanteurs. Non que les chanteurs lyriques de la présente production manquent de puissance, mais le microphone permet tout de même des effets sotto voce dans le grave sans perte d’amplitude, ce qui s’avère impossible en contexte purement acoustique. Voulant garder intactes les mélodies de Michel Berger, Leclerc a du jongler avec des vocalises, des transpositions prudentes et les forces naturelles du chanteur classique. D’ailleurs, la version symphonique de certaines chansons, jouées en 2004 avec l’OSM, faisait déjà appel à la plupart des chanteurs membres de la présente distribution; on peut se permettre de supposer qu’une pareille expérience préalable aide à éviter les écueils.

Ensuite, Leclerc devait s’attaquer aux pièges de l’incohérence et du ridicule. Il cite par l’exemple un passage dans lequel un des personnages souhaite devenir « chanteur de rock », ce qui ne pose aucun problème dans un opéra rock mais ne fait aucun sens en opéra classique. En faisant approuver par Plamondon le changement vers « chanteur baroque », Leclerc a pu s’amuser à arranger le morceau dans le style baroque, et par le fait même « jouer avec la drôlerie », selon ses termes, de certains passages s’adaptant mal au caractère potentiellement pompeux de la voix classique. La légèreté assumée s’accepte mieux qu’un sérieux déplacé…

Par-delà les défis et les contraintes, Lemieux a fort bien résumé la raison d’être, la pertinence d’un tel projet : transformer Starmania en opéra, c’est initier une nouvelle génération à cette forme d’art. Outre le succès commercial et la réputation de Starmania assurant un minimum de curiosité (ainsi qu’un bon timing quand on songe à l’aisance financière actuelle de la jeunesse de l’époque de la production originale), Lemieux y décèle une profonde actualité, qui s’adresse comme jamais au public d’aujourd’hui. La mégalomanie d’un chef d’entreprise voulant devenir président de tout l’Occident avec une politique d’extrême droite, et n’hésitant pas à manipuler des terroristes dans le but de rallier l’opinion publique à sa cause, tout cela sonne effectivement très actuel… En s’attaquant au territoire relativement vierge de l’opéra rock devenu opéra tout court, Lemieux se fait la voix de toute l’équipe en espérant que « [leur] utopie fonctionne ».


(c) La Scena Musicale 2002