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La Scena Musicale - Vol. 13, No. 8 mai 2008

Les Big Bands à part

Par Marc Chénard / 11 mai 2008

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Décliner le passé à l’indicatif présent, telle est, en un mot, la vocation assumée par le Jazz at Lincoln Center Orchesta (JLCO). Exemplaire en son genre, il se situe au sommet d’une grande pyramide comportant d’innombrables stage bands collégiaux et universitaires, sans oublier la brochette d’« orchestres-fantômes » qui rendent tribut à des héros disparus et à leurs glorieuses formations.

Mais aussi solidement ancré soit-il dans le temps, se peut-il que l’orchestre de jazz de notre époque offre d’autres avenues que celles de la relecture de répertoires musicaux consacrés ? Une question s’impose alors, à savoir si l’on peut tracer une voie vraiment créative dans un médium musical aussi bien balisé que celui-là.

À ces questions, celle de l’innovation et de la nouveauté ajoute une ombre d’incertitude sur le tableau du jazz, qu’il soit joué en petite ou en grande formation. L’article qui suit présente trois orchestres tous informés par le passé, mais résolument engagés dans le temps présent, voire tournés vers l’avenir.

Sun Ra Arkestra : espaces libres

Durant sa longue carrière, le génial Duke Ellington refusa d’être étiqueté comme jazzman, si bien qu’on lui accorda le statut de « musicien hors catégorie ». Pourtant, son cas n’est pas exceptionnel. S’il y a un autre musicien qui refusa de se soumettre aux conventions stylistiques, c’est bien Sun Ra. Mort depuis 15 ans, ce singulier personnage continue de se manifester parmi nous par l’entremise de son Myth Solar Science Arkestra. Formation hétéroclite d’une quinzaine de musiciens pilotée par l’un de ses acolytes de la première heure, le saxophoniste alto Marshall Allan (85 ans !), cette troupe de grands escogriffes passerait facilement pour un « orchestre-fantôme », si ce n’était de ses allures scéniques… « co(s)miques » : habits à paillettes, couvre-chefs excentriques, éclairages surréalistes, un véritable happening musical garanti, quoi.

Pour les non-initiés, par exemple, son répertoire semblerait à tout le moins inusité, voire déroutant, vu les nombreux détours musicaux. En effet, l’ensemble peut se lancer dans de longs interludes de percussions africaines (jouées par un peu tout le monde), éclater subitement dans un collectif de free jazz débridé (avec l’actuel chef y allant de solos incendiaires) ou virer capot en reprenant un vieux numéro d’orchestre de Fletcher Henderson des années 1930.

Fondé dans les années 1950 par le pianiste et compositeur Hermann Blount (de son nom d’origine), ce groupe s’est constitué très tôt en chapelle, son chef exigeant d’ailleurs une loyauté sans réserve de ses sujets, entre autres une vie communale aux allures monastiques. Peu de musiciens ont réussi aussi bien à cultiver un public d’inconditionnels, les plus fanatiques se tenant au fait de ses moindres activités, quitte à s’arracher à fort prix l’un ou l’autre de ses enregistrements aux valeurs de production artisanale.

Malgré la disparition de son gourou, le groupe tient encore la route, non sans le soutien d’un jeune public entiché autant par ses grooves enivrants que par la dimension scénique de ses prestations. Pourtant, tout ensemble étêté de son chef se transforme inéluctablement en une machine à nostalgie; le Sun Ra Arkestra ne déroge pas à cette règle, mais il cache quand même bien ses vieux os avec une dose salutaire de vigueur.

Barry Guy New Orchestra : le pari audacieux

Si la tribu de Sun Ra demeure fidèle à son chef en embrassant l’ensemble de la tradition afro-américaine, le tentette du bassiste britannique Barry Guy s’inscrit dans une autre filière musicale : celle des musiques improvisées européennes et contemporaines. Lancé en 1999, le Barry Guy New Orchestra (BGNO) n’est pas un big band, ni en nombre ni en genre; de plus, son esthétique repose sur un pari audacieux, soit de mettre de fortes personnalités associées à l’esthétique de la « free music » au service d’une écriture musicale recherchée. Parmi les hommes de main, le magnifique saxo ténor et soprano Evan Parker, un associé de plus de 20 ans du bassiste, se prête avec brio aux projets de Guy. Ainsi en est-il du joueur d’anches suédois Mats Gustaffson (sans doute la personnalité la plus marquante à émerger dans ce créneau musical dans les 15 dernières années), du tromboniste Johannes Bauer, du clarinettiste Hans Koch, du trompettiste Herb Robertson (seul américain de la troupe), du tubiste Per-Åke Homlander, du pianiste Augusti Fernandez et des deux batteurs, Paul Lytton et Raymond Strid. Peu connus du grand public, ces musiciens appartiennent pourtant à l’élite européenne.

Improvisateur audacieux et virtuose incontesté de son instrument, Barry Guy est un compositeur visionnaire qui ne manque pas non plus de talents organisationnels. Ne niant en rien ses liens au jazz, il se dit, à l’exemple même d’un Xénakis, influencé par les mathématiques et l’architecture.

Actif sur la scène depuis quelque 40 ans, le bassiste s’est lancé dans l’aventure orchestrale dès 1971 en formant le London Jazz Composers Orchestra, groupe de 17 musiciens dont il a dirigé les destinées jusqu’au milieu des années 1990, pour alors se tourner vers son actuel ensemble aux effectifs réduits. Pourtant, cette formation renaîtra bientôt de ses cendres dans une performance prévue pour le 21 de ce mois, lors d’un festival en Suisse, avec une invitée de marque : la pianiste Irène Schweizer.

En juin, ce sera au tour du BGNO de faire un malheur au festival de jazz de Vancouver, un retour vivement attendu là-bas après sept ans d’absence. À cette occasion, le groupe jouera des pièces de ses membres plutôt que de son chef qui, lui, a composé deux longues suites pour l’ensemble, enregistrées et mises en marché par le label suisse Intakt (voir section chroniques de disques). Savant mélange d’écritures recherchées et d’improvisations couvrant tout le spectre des dynamiques, le BGNO dépasse l’hommage à la tradition des grandes formations de jazz : il la prolonge en créant la sienne.

Le Corkestra : l’aventure hollandaise

En dépit de son territoire exigu, la Hollande est une contrée particulièrement fertile en formations orchestrales. D’une part, il y a l’énorme Metropole Orchestra aux dimensions presque symphoniques qui, un peu à l’instar du JLCO, interprète des répertoires existants ou des programmes commandés à des compositeurs invités; d’autre part, on retrouve des ensembles taillés à la vision artistique de leur chef, le Kollektief de Willem Breuker et l’ICP Orchestra du pianiste Misha Mengelberg étant les plus connus. À cette liste, ajoutons les formations de deux autres pianistes, soit Michiel Braam et son Bik Bent Braam et Cor Fuhler, chef du… Corkestra ! Derrière ce joli petit calembour se cache une formation qui se démarque nettement de la tradition orchestrale du jazz : à neuf musiciens, difficile de qualifier cet ensemble de big band; par ailleurs, son instrumentation n’a rien de traditionnel : piano, basse, guitare, saxo ténor (ça va), mais flûtes, cimbalon, clarinette et… deux batteries. La musique de cet ensemble inusité est à la mesure des goûts de son chef : un brin déluré, riche en trouvailles sonores, le tout aspergé de traits d’humour.

Dans la jeune quarantaine, Cor Fuhler explore plusieurs fronts musicaux à la fois, qu’ils soient acoustiques ou électroniques, composés ou improvisés. Bricoleur d’instruments, il a conçu le « kyolin», un hybride fait à partir d’une section de clavier de piano et d’un violon (voir http://www.euronet.nl/users/fuhler/keyolin.htm pour illustrations). Dans la foulée d’une première nord-américaine, présentée l’an dernier au Festival International de Musique Actuelle de Victoriaville, le Corkestra sera au rendez-vous de plusieurs festivals canadiens avec un répertoire décidemment pas comme les autres. Si l’on se fie à son unique enregistrement, cet ensemble saura bien combler les attentes des amateurs de musiques inouïes. n

› Ottawa, June 23 / Calgary, June 27 / Vancouver, June 29 / Montreal, June 30


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