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La Scena Musicale - Vol. 13, No. 7 avril 2008

Le projet de loi C-10 : Une tempête dans un verre d’eau ?

Par Jason Béliveau / 13 avril 2008


La ministre du Patrimoine canadien, Josée Verner, accuse les partis d’opposition d’en faire tout un plat. Ces derniers chercheraient à se faire du capital politique en se ralliant aux artisans offusqués. Le chef du Bloc Québécois Gilles Duceppe retient l’attention, ayant traité la ministre en chambre de « maudite niaiseuse ». Les artisans se tiennent les coudes serrés et montent aux barricades. Le producteur Roger Frappier est l’un des premiers à s’indigner publiquement, en soulignant que c’est tout le système de production qui est aujourd’hui remis en question. Le cinéaste David Cronenberg est de l’avis que l’amendement proposé ferait plus de sens à Beijing qu’ici. Pendant la soirée des Jutra le 9 mars dernier, Luc Dery, un des producteurs de Continental, un film sans fusil, exprime son mécontentement et souligne le ridicule du maintenant fameux projet de loi C-10. L’acteur et sénateur Jean Lapointe qualifie cette histoire d’aberration totale. Chaque jour, de nouvelles voix s’ajoutent à la clameur générale.

Mais en quoi consiste cet amendement au projet de loi C-10, faisant dresser les cheveux sur la tête de la communauté cinématographique d’un océan à l’autre ? Pour simplifier, il permettrait à la ministre du Patrimoine de retirer les crédits d’impôt aux productions au contenu de « mauvais goût » ou « contrevenant à l’ordre public ». Première question : comment tracer la ligne entre ce qui est de bon goût et ce qui ne l’est pas ? Un comité serait-il créé ? Devons-nous nous attendre à la rédaction d’un nouveau sacro-saint code Hays, que les studios hollywoodiens se sont eux-mêmes imposé dans les années 1930 afin de se donner bonne figure ? Ce code aura-t-il des lignes de conduite aussi dépassées que : un film ne devra jamais abaisser les standards moraux de ceux qui l’écoutent ? Ou, pourquoi pas : aucune loi, naturelle ou humaine, ne devra être ridiculisée, et il sera interdit d’encourager la violation de ces lois ? Cet amendement pourrait même s’appliquer aux films déjà financés par une institution comme Téléfilm Canada. Plusieurs ont déjà critiqué les décisions de Téléfilm Canada, qui appuie financièrement chaque année un nombre restreint de projets. La ministre du Patrimoine va-t-elle servir de second filtre entre la créativité des cinéastes et le public ?

Les productions cinématographiques canadiennes dépendent pour la plupart des crédits d’impôt : les couper signifie généralement couper le courant, ou endetter considérablement la production. Comme ces crédits ne sont alloués qu’à la fin d’une production, qui prendra la chance de produire un film d’un ton moral « douteux » pour le voir à quelques mois de sa finition se faire refuser ses salvateurs crédits ? De là naît un très grand danger, l’autocensure. Même si certains vont avancer qu’il est pratiquement impossible de ne pas se censurer à un égard ou l’autre, l’épée de Damoclès que l’honorable Josée Verner tend au-dessus des têtes des créateurs risque de retenir les audaces de certains. Au lieu d’encourager la singularité, on tuera dans l’œuf les films originaux. Les moutons dans l’enclos, le calme dans le pré.

Ce qui est troublant dans ce projet de loi, c’est qu’il advient à un moment où le cinéma québécois et canadien ne s’est jamais aussi bien porté (Claude Jutra disait qu’il se méfiait lorsque ça allait trop bien dans le domaine du cinéma). Les superproductions graisseuses rapportent, plusieurs films indépendants sont remarqués venue l’heure des galas, on se pète les bretelles à l’étranger avec des films comme Away From Her ou Eastern Promises. Pourquoi cette claque à la figure alors que la famille cinéma célèbre ses réussites ? Croyait-on qu’il était possible de duper une industrie pendant qu’elle a momentanément le dos tourné par la saison des galas et des remises de prix ? On aurait pu croire à une incompréhension, mais à entendre Josée Verner, nulle question de revenir en arrière avec l’amendement proposé. Selon elle, pas de raison de s’alarmer, un film comme Eastern Promises, reconnu pour une scène particulièrement violente, ne serait pas touché par cet amendement. De quoi est-il alors question ? Dans une déclaration du 3 mars dernier, Verner explique : « Ces modifications ne devraient toucher qu’une infime partie des quelque mille productions qui bénéficient du crédit d’impôt chaque année. Nous serons très vigilants, car nous voulons nous assurer que ces modifications n’entraînent aucun effet négatif sur les pratiques de financement des œuvres cinématographiques. » La loi et les institutions comme Téléfilm Canada ne suffisent-elles pas présentement ? Pouvons-nous avoir des exemples de productions auxquelles on refuserait ces crédits ?

Une résistance s’organise et les réactions se multiplient présentement sur le Web, réactions qui prennent la forme de billets sur une multitude de blogues, de lettres adressées à plusieurs députés ou à Josée Verner elle-même. Sur le blogue de Claude Jasmin (www.claudejasmin.com), on peut lire un texte de l’auteur s’insurgeant contre les productions cinématographiques douteuses (un indice : Borderline) qui ne feraient que justifier le projet de loi des Conservateurs. Des producteurs prendraient donc notre argent pour faire des films qui titillent et qui insultent. Et cette appropriation sans scrupule des fonds publics se ferait en se cachant derrière l’art avec un grand A. Même si je suis d’avis que plusieurs films flirtent avec la vulgarité sous de jolis couverts et mériteraient une belle grosse censure à couper l’envie de faire du cinéma, je maintiens qu’il vaut mieux chigner pour un détail technique dans un projet de loi maintenant (même si, ce faisant, on leur permet de courir nus dans les champs) que de subir plus tard les coups de ciseaux d’une entité abstraite.

En passant, pendant qu’on s’échauffe les oreilles pour une formalité technique en criant à la censure, un documentaire comme Hommes à louer de Rodrigue Jean ramasse de la poussière quelque part sur les tablettes de l’ONF à cause de sa durée (140 minutes). Les producteurs du film refuseraient en effet d’exploiter le documentaire traitant de la prostitution masculine s’il n’est pas empaqueté, défiguré pour atteindre un format grande écoute. Censure, vous dites ? n


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