Accueil     Sommaire     Article     La Scena Musicale     Recherche   

La Scena Musicale - Vol. 13, No. 6

Raoul Sosa - La main du cœur

Par Lucie Renaud / 2 mars 2008


Raoul Sosa semble à prime abord un homme de peu de mots. Pourtant, ses gestes mesurés, son regard pénétrant, son rire vibrant et surtout son jeu d’une extrême poésie sont d’une rare éloquence. Quand on écoute attentivement Raoul Sosa, on perçoit les rêves d’un tout jeune garçon né à Buenos Aires en 1939 qui, dès l’âge de cinq ans, démontre un talent exceptionnel pour la musique. On discerne l’adolescent qui accumule des premiers prix et s’adonne déjà à la composition pour exprimer une autre facette de sa personnalité. On découvre le jeune homme qui, après des débuts au Teatro Colón en 1959 et une participation aux finales du Concours international Van Cliburn en 1962, obtient la bourse tant espérée pour aller se perfectionner à Paris et Salzbourg avec Madga Tagliafero et Stanislav Neuhaus. On entend la virtuosité et le lyrisme d’un musicien qui a convaincu haut la main les jurys de nombreux concours internationaux pendant la seconde moitié des années 1960. On distingue aussi l’amoureux qui a suivi sa belle au Québec et le pédagogue dévoué qui, depuis 1967, partage sa flamme avec les étudiants du Conservatoire de musique de Montréal. On ressent les vagues d’émotions successives qu’il a fait vivre au public d’ici et d’ailleurs alors qu’il présentait des programmes mettant en lumière les œuvres-phares du répertoire pianistique. On devine aussi la fissure de l’artiste qui, au zénith de ses capacités techniques, a dû s’approprier la musique d’une nouvelle façon, à la suite d’un accident qui l’a privé de l’usage adéquat de sa main droite en 1980.

Pianiste, pédagogue, compositeur, chef d’orchestre, Raoul Sosa est aussi multiple que le répertoire qu’il aborde. « J’ai toujours cru qu’il était de mon devoir d’exploiter toutes les ressources de mon talent, même devant l’adversité », écrivait-il simplement dans la préface de son anthologie pour la main gauche, parue sous étiquette Analekta en 1996, une référence du genre. Même s’il admet être demeuré fidèle à certains compositeurs au fil des ans, tels que Bach ou Mozart, il n’hésite pas à aborder régulièrement le répertoire contemporain, même s’il avoue une attirance pour la musique romantique. « On peut dire que lorsque j’entreprends de travailler une œuvre, je m’investis tellement que je finis par penser qu’il n’y a rien de plus beau que ce que je suis en train de travailler, explique-t-il en entrevue. L’année dernière, j’ai ainsi joué du Berio et du Nono et ça me passionnait, même si ma nature me porte plutôt vers la musique romantique. »

Très grand pianiste mais surtout prodigieux musicien, Raoul Sosa rejoint toujours l’auditeur par la profondeur de son jeu, sa sonorité exceptionnelle, sa sensibilité à fleur de touches et son aptitude à toujours repousser ses limites personnelles et celles de l’instrument dans leurs ultimes retranchements. Ses anciens élèves sont unanimes quand on leur demande d’évoquer en quelques mots le pianiste derrière le pédagogue. Danielle Boucher (pianiste accompagnatrice, également responsable des communications au Conservatoire de musique de Montréal) n’hésite pas à le qualifier de « force de la nature ». Louise Bessette, grande spécialiste du répertoire de Messiaen (compositeur que Sosa lui a fait découvrir lors de ses études) parle de lui comme d’un « être tellement sensible » et évoque un concert donné salle Claude-Champagne qui juxtaposait la « Hammerklavier » de Beethoven et les Études-tableaux opus 39 de Rachmaninov comme d’un concert d’une rare intensité. « J’en tremblais presque », confie-t-elle, des années après. Olivier Godin, pianiste collaborateur et répétiteur d’opéra, affirme qu’il reste « l’un de nos grands pianistes, un grand poète du piano, au jeu puissant, raffiné, toujours très réfléchi et d’une grande limpidité ».

Raoul Sosa recherche avant tout la communication avec le public et, en tant qu’interprète, il la ressent immédiatement : « La plus grande joie pour un interprète, c’est de transmettre quelque chose, d’une façon authentique. Mon idéal comme interprète est de jouer les œuvres avec la vitalité et la fraîcheur de ce qui vient d’être créé et que ces qualités puissent être retrouvées à chaque écoute, la vérité profonde de mon vécu humain et musical y étant comme la base d’un édifice, comme la garantie d’une certaine densité. »

Pour un interprète salué sur les scènes du monde entier, qui avait transcendé une technique infaillible pour transmettre l’essentiel du message musical, le choc de perdre la mobilité de sa main droite reste la grande douleur de sa vie. Quand on évoque le sujet avec lui, on sent immédiatement sa réserve. « D’être arrivé à un certain point dans une carrière et d’être pratiquement obligé de faire autre chose, cela a été très difficile au début, confie-t-il simplement. Ce fut une épreuve très grande, non seulement pour moi, mais pour ma famille aussi. En plus, j’étais engagé dans l’enseignement à temps plein, j’avais une responsabilité envers les élèves, il fallait que je reste en contact avec le piano tous les jours, malgré ce qui m’arrivait. C’était doublement difficile parce que les élèves attendent toujours le maximum et d’une certaine façon, il a même fallu que j’essaie de dissimuler cela un peu. » En véritable battant, il a poussé sa main gauche à accomplir des prouesses insoupçonnées et s’est approprié un nouveau répertoire, notamment grâce à ses propres transcriptions, telle cette étourdissante relecture de La Valse de Ravel dans laquelle on jurerait qu’il joue non pas à une, mais à quatre mains. « Les gens viennent me voir en concert pour savoir si c’est vrai que je joue avec une seule main ! », laisse-t-il tomber dans un grand éclat de rire. Lors du concert anniversaire du 30 mars, qui soulignera ses 40 ans de carrière en sol québécois, il se frottera cette fois à L’Oiseau de feu de Stravinski, interprétera des études de virtuosité de Czerny et de Chopin/Godowsky. Avec Anne Robert, il jouera sa propre Sonate pour violon et piano main gauche et Mathieu Harel créera sa Sonate pour basson. « D’avoir une main gauche très valable, capable de faire des choses qu’on n’imagine pas quand on joue des deux mains, je le transmets aussi à mes élèves, ajoute-t-il. L’expérience de vie nous apporte toujours plus, non seulement au piano mais en dehors du piano. C’est un enrichissement. »

L’enseignement est au cœur de sa vie et quand il parle de ses anciens étudiants, on sent la fierté pointer après quelques mots à peine. Il suit leur parcours avec une constance remarquable et essaie d’intégrer leurs concerts à son agenda déjà bien rempli. Dans son enseignement, il insiste sur la clarté du jeu, le legato, le phrasé, l’expression, le jeu contrastant, la structure de l’œuvre, mais aussi la transcendance de l’instrument. « Je recherche surtout une approche de la musique qui soit vraie et sincère, précise-t-il. J’essaie de tout faire par la sincérité : respecter le texte musical et aller le plus loin possible dans les idées que le compositeur a souhaité exprimer. » Ses anciens étudiants soulignent aussi sa recherche de l’excellence. « Il a toujours voulu m’amener au meilleur de mes capacités et plus loin encore, mais toujours en passant par la musique », maintient Louise Bessette. Olivier Godin abonde dans le même sens : « Avec lui, on ne peut jamais choisir le chemin de la facilité. Il faut être à la hauteur de nos attentes. Il faut aussi prendre le temps de réfléchir aux interprétations, nous construire pas seulement une technique, mais aussi une personnalité. » Pour Sosa, « les jeunes d’aujourd’hui sont beaucoup plus conscients des outils à acquérir pour être excellents. D’eux-mêmes, ils prennent conscience qu’ils ne peuvent pas se contenter de simplement bien faire. Il faut aller plus loin, s’assurer que ce qu’on fait soit vrai, sonne vrai ».

Toujours plus loin, toujours plus profondément, cela semble être la devise de cet homme intègre, particulièrement sensible, ouvert au monde. Amateur de lecture, de cinéma, il est passionné par les voyages et les langues. L’air de ne pas trop y faire attention, il avoue parler quatre langues et « un peu de japonais, de chinois, de russe, d’allemand ». Il compte évidemment aussi sur les multiples possibilités que lui offre la musique pour s’exprimer. Comme compositeur, son catalogue d’œuvres, assez impressionnant, témoigne de sa volonté d’intégrer le lyrisme au langage contemporain. On y retrouve entre autres des œuvres de musique de chambre pour diverses combinaisons d’instruments dont les bien nommées Affinités pour quatuor à cordes, « le fait d’un grand musicien, qui a quelque chose à dire et qui écrit admirablement pour le quatuor » selon Claude Gingras de La Presse, Kunâla, poème pour piano et orchestre, Auslöring, messe pour ensemble vocal a capella et, bien entendu, nombre d’œuvres pour piano, dont plusieurs pour la main gauche. Élève du légendaire Sergiu Celibidache, il a également fondé et dirigé, de 1986 à 1989, l’Orchestre symphonique de Saint-Léonard et se dit fasciné par le répertoire symphonique.

Quand on lui demande ce qu’on peut lui souhaiter pour ses prochaines décennies de carrière, le propos devient presque confidence. « J’ai toujours l’espoir que ma main droite revienne », avoue-t-il. Raoul Sosa est peut-être un homme de peu de mots mais, quand il s’exprime en musique, on ressent viscéralement les moments les plus sombres d’une vie mais aussi, en filigrane, les instants de bonheur pur. Les mots deviennent de toute façon inutiles quand on entend le langage du cœur. n

Carte blanche à Raoul Sosa. Dimanche 30 mars 2008 à 20 h à la salle Pierre-Mercure du Centre Pierre-Péladeau. Entrée libre.


(c) La Scena Musicale 2002