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La Scena Musicale - Vol. 13, No. 6 mars 2008

Humeurs - La fusion qui allume le jazz

Par Charles Collard / 2 mars 2008


La grande aventure du jazz, comme tout amateur le sait, est jalonnée de coups d’audace; pourtant, notre époque ne semble plus propice aux prophètes libertaires, constat qui perdure depuis plus de 25 ans. Jadis d’actualité dans l’Amérique des années 1960, le free-jazz a trouvé refuge en Europe depuis; sans toutefois avoir baissé pavillon, cette manifestation radicale de la note bleue retient encore l’attention d’une poignée d’inconditionnels.

De nos jours, cependant, le public est assoiffé de nouveauté. L’amateur avisé, lui, a vite compris que la scène principale sur laquelle s’édifie le jazz américain d’aujourd’hui devient à la fois multiple et imprévisible : des tas de nouveaux venus tiennent absolument à se faire entendre, certains se disputant le titre de « nouveau phénomène », d’autres espérant au moins faire bonne figure dans les médias.

Qu’on se souvienne du saxophoniste James Carter qui, dans les années 1990, incarna le rôle du jeune prodige polyvalent; d’abord assez radical pour surprendre, il glissa par la suite vers une certaine fusion avant de se faire coincer dans des hommages aux anciens.

Par les temps qui courent, Chris Potter est l’un de ces talents médiatisés qui figurent aux premiers rangs de la mouvance du jazz mainstream contemporain. Toutefois, il nous est bien difficile de le distinguer du reste de la faune qui peuple cette jungle. Les deux disques à l’étude ici, parus à la fin de l’année dernière, témoignent tous deux des plus récentes compositions de ce saxophoniste et ont en commun d’être distribués par un de ces majors encore en affaires de nos jours.

Song for Anyone (Emarcy 530907, MMMPPP) est un projet bien particulier dans lequel le saxophoniste n’a pas choisi la facilité : on connaît bien la problématique épineuse – et les résultats pour la plupart banals – du mariage entre les formes de la musique classique et celles du jazz. Ici, il s’agit d’une oeuvre hybride dans laquelle le jazz occupe une place au milieu d’un ensemble de chambre comprenant un trio à cordes et des instruments à vent. Potter a invité des musiciens rompus à ce genre d’exercice, entre autres, Mark Feldman (violon), Craig Tardy (clarinette) et Scott Colley (contrebasse). Les compositions du leader évoquent d’assez loin l’impressionnisme de Debussy (Closer To The Sun), les tensions chromatiques de Bartók (Arc of Day) ou une fugue contrapuntique (la ballade Family Tree); quelques belles occasions de solos se présentent, notamment le basson de Michael Rabinowitz, mais les frontières stylistiques restent étanches. On pourrait d’emblée être séduit par la puissance d’expression du leader, et Potter le saxophoniste donne du relief à ses compositions, mais le doute s’installe très vite en écoutant cet amalgame de fragments compositionnels mal assemblés qui n’arrivent pas à se défaire des stéréotypes associés à ce genre d’entreprise.

Follow the Red Line (Emarcy 530908 , MMMMMP), en revanche, remue des émotions beaucoup plus fortes que le disque précédent. Capté sur le vif au mythique Village Vanguard de New York, Potter nous offre une éblouissante performance de son quatuor Underground. Le jazz ne se renie en rien dans la fusion, car le bouillant saxophoniste au son tranchant dynamite les règles du genre, proposant avec ses compositions originales un manifeste créatif en compagnie des membres de sa formation qui sont les véritables artisans de cette réussite : Craig Taborn, un des claviéristes de l’heure, Adam Rogers, le guitariste décoiffant transfuge du jazz-rock, et Nate Smith, un batteur à la fraîcheur toujours renouvelée. Ces trois forgerons du funk produisent un groove extraordinaire. Quant aux plages réunies dans cette surface bien garnie frisant les 75 minutes (six au total), elles ne font pas dans la dentelle. La montée en puissance du quatuor amène souvent la musique à un dangereux seuil de fatigue auditive. Heureusement, le saxo nous offre un répit dans la cinquième plage, une ballade (Sea), où il troque son ténor pour la clarinette basse, pièce dans laquelle Craig Taborn fait de nouveau preuve d’inventivité. Si Potter a fait fausse route sur un de ses projets, il s’est génialement rattrapé avec celui-ci. n


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