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La Scena Musicale - Vol. 13, No. 6 mars 2008

Analyse de Zipangu de Claude Vivier

Par René Bricault / 2 mars 2008


En lien avec la première « Série Hommage » biennale de Montréal/Nouvelles Musiques, La Scena Musicale est fière de vous présenter une série d’articles sur Claude Vivier, préludant ainsi aux 25e anniversaire de sa mort et 60e anniversaire de sa naissance, célébrés respectivement en mars et avril 2008.

Ce mois-ci, nous proposons à nos lecteurs musiciens une rapide analyse du chef-d’œuvre instrumental de Vivier, Zipangu. Composée en 1980 pour les « New Music Concerts », donc durant les fructueuses dernières années de sa vie, l’œuvre nécessite deux groupes de cordes (légèrement amplifiés de préférence) : le premier, à gauche de la scène, place six violons en formation triangulaire ; le second, à droite, fait zigzaguer un 7e violon, 3 altos, 2 violoncelles et une contrebasse, en une figure rappelant un cerf-volant. Nous aurons l’occasion de voir à maintes reprises, lors de la présente analyse, les raisons justifiant pareille mise en groupes. Mais d’abord, étudions le matériau mélodique à la base de la pièce.

Nous avons beaucoup insisté, dans les précédents articles, sur l’importance fondamentale du chant dans tout l’œuvre de la maturité de Vivier, et Zipangu ne fait pas exception, bien au contraire. Une mélodie unique se dégage clairement, malgré ses nombreuses variations (de rythme et de couleur, surtout). Elle est constituée, grosso modo, de quatre courts motifs intervalliques :

  1. Ligne ascendante sol# - la# - si
  2. Courbe ascendante / descendante ré - fa# - do#
  3. Courbe ascendante / descendante sol - do – si
  4. Courbe descendante / ascendante la - fa - sol# - do - sol

Le principe derrière l’exposition du thème, en octaves par le premier groupe divisé, est aussi progressif qu’ingénieux. D’abord simple note (sol#) répétée, on glisse (littéralement, avec des glissandi) à deux, puis à trois notes. Le premier motif étant complet, le premier groupe le rejoue, lié, en augmentant l’amplitude. Puis, subito piano, le second motif commence, se répète, se laisse suivre par le premier motif, puis la première note du troisième motif (note importante, puisqu’elle fait partie à la fois des second et troisième motifs, et se métamorphosera en un la plus tard dans la pièce), avant que nous entendions enfin les trois motifs en succession. Après de brèves répétitions de ces derniers, apparaît subitement le quatrième, confirmant la tendance d’accroissement du registre et contrastant avec le tutti homorythmique clôturant l’exposition.

Avant que le second groupe se joigne au tutti, il berçait l’exposition du thème d’une pédale de mi, répartie sur trois octaves complètes dans le registre le plus grave des instruments, en alternant ad libitum entre jeu normal et son « grain », obtenu avec une grande pression de l’archet sur la corde. Quelques notes du thème exposé auront aussi droit à pareil traitement, et cette technique fera partie intégrante du développement. Dans la préface de l’édition Doberman-Yppan de la partition (maintenant en traitement chez Boosey & Hawkes), on peut lire cette citation de Vivier : « J’ai tenté de ‘brouiller’ mes structures harmoniques par l’emploi de différentes techniques d’archet. [Note : outre le son ‘grain’, on comptera aussi divers trémolos – régulier, irrégulier, accélérant et ralentissant.] Ainsi s’opposent un bruit coloré obtenu par pression exagérée de l’archet sur les cordes et les harmoniques pures lorsqu’on revient à la technique normale. »

Cette lourde pédale de mi n’a rien de fortuit. Elle permet de débuter l’œuvre sur une consonance (mi - sol#), et jouer par la suite d’ambiguïté modale en faisant ressortir la tendance au si mineur du thème, Ve degré mineur d’une « fausse » tonalité de mi mineur. Cela dit, le lien reste juste assez ténu ; en effet, on notera l’absence de seulement deux notes dans le quasi-panchromatisme du thème : ré# et mi, soient justement les sensible et tonique de la pédale. Hasard ? On peut en douter.

Le lecteur a sûrement dû s’étonner de l’utilisation anachronique des termes classiques de thème, d’exposition et de développement, plus près de la forme-sonate que de la musique moderne. Pourtant, ceux-ci peuvent on ne peut mieux décrire le mécanisme formel de Zipangu. On a vu l’importance accordée au thème, exposé progressivement d’une note jusqu’aux quatre motifs le constituant. Ce thème sera effectivement développé lors de la très longue section suivante, et réexposé à la fin, toujours en octaves par le premier groupe et soutenu par la pédale de mi du second groupe. Citons Vivier, de cette même préface à la partition : « Une mélodie devient couleur (accords), s’allège et revient peu à peu comme purifiée et solitaire. »

Notons également que la section « exposition » est clairement délimitée par le tutti homorythmique précédemment mentionné. Quatre doubles croches (mi en octaves), deux croches (mi au premier groupe, do au second groupe) puis une noire (mi au premier groupe, si au second groupe), le tout fortissimo et répété, cela ne passe pas inaperçu. En fait, l’intensité dramatique d’un geste aussi simple a un tel ton péremptoire que Vivier clôturera non seulement son exposition avec celui-ci, mais l’œuvre entière (exclusivement sur mi, concrétisant « à vide » le sous-entendu modal, et sans répétition).

De plus, le caractère de « développement » de la musique qui va suivre ne fait pas de doute. Certes, cette section est beaucoup plus imposante que les autres, contrairement à l’esthétique classique, mais il ne faut pas s’en étonner, vu le monothématisme d’une part, et les tendances exploratoires et unificatrices typiques de la musique moderne d’autre part. Une fois le tutti homorythmique joué, donc, nous voilà plongés dans un duel entre les deux groupes, échangeant les crescendos et diminuendos d’accords dissonants au son « grain ». Une oreille attentive notera que la partie la plus aiguë, le violon 1, joue carrément le thème ! Celui-ci se dissimulera encore davantage par la suite grâce au registre variable et les notes jouées en harmoniques (artificielles, pour la plupart), mais restera subtilement audible.

Après un bref passage transitoire (pour ne pas dire cadentiel) surgit, sur fond d’accords tenus se transmuant en contrepoint d’harmoniques et de glissandi, un spectaculaire solo de violon, à la bizarrerie technique flirtant avec la schizophrénie. Sa coupe a beau être imprévisible, il suit tout de même une nette direction, puisqu’il se bâtit à même le thème, décelable grâce au poids relatif accordé aux notes clés : temps forts, notes tenues ou en trille, registre extrême. Ensuite, un passage en « duel » de groupes se développe, ponctué sans cesse par le thème, ici par quatre, en triples croches répétées, là sans fioritures au violon 1.

Avant le dernier passage transitoire vers la réexposition se joue un véritable vortex musical. Seule section sans suggestion audible du thème, confiée aux seules cordes graves (avec glissandi d’harmoniques artificielles fort plaintifs des altos), on se perd dans un vide aréférentiel. Cela prenait tout un savoir-faire technique pour garder l’intérêt si longtemps avec un matériau thématique aussi restreint, mais on frise le génie quand on lâche prise ainsi, laissant l’auditeur sombrer dans l’abîme, pour le reprendre brusquement avec la mélodie remise à nu. L’effet n’est rien de moins que stupéfiant. n


(c) La Scena Musicale 2002