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La Scena Musicale - Vol. 13, No. 5 février 2008

La musique de Vivier comme parangon du postmodernisme

Par René Bricault / 12 février 2008


En lien avec la première « Série Hommage » biennale de Montréal/Nouvelles Musiques, La Scena Musicale est fière de vous présenter une série d’articles sur Claude Vivier, préludant ainsi aux 25e anniversaire de sa mort et 60e anniversaire de sa naissance, célébrés respectivement en mars et avril 2008.

René Bricault

Lorsque j’ai « rencontré » la musique de Vivier au tendre âge de 17 ans, une pensée s’est glissée spontanément dans mon esprit, pour y demeurer : « Voici la musique postmoderne. » Un examen plus approfondi de ses compositions, ainsi que du mouvement musical postmoderne en général, la consolidera. La Scena Musicale m’offre enfin l’occasion d’expliciter cette pensée.

Voyons d’abord les principaux traits typiques de la musique postmoderne :

1 › Simplification des structures

2 › Références tonales

3 › Retour de la mélodie accompagnée

4 › Expressivité exacerbée, mysticisme

5 › Juxtaposition et/ou déconstruction de styles

6 › Travail sur le timbre.

1La simplification des structures musicales, à l’instar des autres traits que nous allons étudier, doit sa genèse à la réaction critique, et ce, dès les années 1960-70, de compositeurs se sentant étouffés par la très grande complexité des œuvres de l’après-guerre. Prétextant l’inaudibilité des structures et du langage, donc du sens même de l’œuvre (sans compter l’exode du public), le compositeur postmoderne se tournera vers des techniques permettant de percevoir clairement, dès les premières écoutes, le déploiement formel. Nous pensons, par exemple, au processus (selon le terme de Steve Reich) de développement progressif de la musique minimaliste, à la réactualisation de formes désuètes comme le concerto grosso chez Alfred Schnittke ou la symphonie chez Krzysztof Penderecki, ou encore à la musique bâtie à partir d’un concept de base simple comme les Quatre pièces sur une note seule de Giacinto Scelsi.

2Le principal grief du compositeur postmoderne (ainsi que du mélomane) face à l’avant-garde concerne assurément la dissonance généralisée, d’où la tendance à écrire, non pas une musique purement tonale (quoique cela arrive), mais une musique avec un ou plusieurs pôles d’attraction sur des notes clés, pratique que l’on pourrait appeler modalité élargie. On l’entend fréquemment chez Arvo Pärt, Philip Glass, Henryk Gorecki… même les grands originaux György Ligeti et Luciano Berio s’y seront intéressés par moments.

3Conjointement aux références tonales et aux besoins expressifs, la mélodie accompagnée marque un certain « retour aux sources » pour le compositeur postmoderne. Tour à tour suave, morcelée, pathétique, on la retrouve un peu partout; il s’agit simplement d’écouter.

4L’expression personnelle a beau se référer souvent au romantisme tardif – au point qu’on parle ici de néoromantisme –, il se dégage de l’expressivité postmoderne une intensité franchement exacerbée, même comparée à Mahler ou au premier Schönberg : le Concerto pour piano et cordes de Schnittke suffira comme exemple, même si on garde aussi en mémoire les célébrissimes 3e Symphonie de Gorecki et Concerto pour violon de John Corigliano. Mais l’esthétique romantique n’est pas la seule source d’expressivité postmoderne, puisqu’il faut y ajouter les différentes philosophies mystiques ou folkloriques du monde entier. Ainsi, on pourrait dire du dernier Karlheinz Stockhausen, « moderne » s’il en est, qu’il prêche un postmodernisme ouvert. Toru Takemitsu, en s’inspirant de l’esthétique éthérée de sa patrie, joue aussi dans les platebandes du postmodernisme. Ajoutez à cela quelques œuvres de Tan Dun ou José Evangelista, et vous commencez à remarquer une tendance.

5Les compositeurs d’après-guerre auront « écartelé le visage », selon le mot de Pierre Boulez, de leurs prédécesseurs, dans le but de disséquer leur génie… et leurs insuffisances. Conjuguée à leur volonté de faire table rase, cette approche analytique préparera le terrain à une déconstruction radicale du concept même de musique, personnifiée par le charismatique John Cage. La Sinfonia de Berio, avec sa juxtaposition de musiques de différentes époques dans son troisième mouvement, va populariser l’art de la citation constructive (développée dans une perspective plus moderniste par Bernd Alois Zimmermann dans les années soixante), qui atteindra son point de maturation dans le concept de polystylisme, dont le principal représentant est, encore une fois, Schnittke – quoique la musique dite « actuelle » (on pense aux quatuors à cordes de John Zorn, au québécois René Lussier, ou même au transgenre musical Frank Zappa) y aura également apporté d’importantes contributions.

6Autre concept tiré directement de la trame continue du modernisme, le travail sur le timbre domine parmi les préoccupations d’à peu près tous les compositeurs d’aujourd’hui, toutes allégeances confondues. C’est vrai pour Boulez (Sur incices), Ligeti (Concerto pour violon), Takemitsu (toutes ses œuvres pour orchestre), l’école dite « spectrale » (Tristan Murail, Gérard Grisey, etc.), Gilles Tremblay (Fleuves), Brian Ferneyhough (Terrain), Helmut Lachenmann (Reigen seliger Geister)…

Bien qu’un genre musical ne se réduise pas à sa technique, ce bref résumé analytique donne une assez bonne idée de l’allure de notre musique d’entre deux millénaires, aussi hétéroclite soit-elle. Cela dit, on peut tout de même séparer les compositeurs susmentionnés en deux groupes : ceux qui se détachent, voire s’opposent au modernisme d’après-guerre (Pärt, Glass, Gorecki) et ceux qui l’embrassent et le poursuivent (Ligeti, Murail, Takemitsu). À n’en point douter, on placera Vivier au sein du second groupe, autant par ses recherches acoustiques sérieuses que par sa plume souvent tranchante. N’empêche qu’il est un des rares compositeurs, à ma connaissance, à avoir fait appel aussi pleinement à toutes les tendances postmodernes dont nous avons parlé. Voyons cela rapidement.

Ses structures musicales ne sont certes pas toujours simples; mais, surtout au tournant des années 1980, il aura tendance à réduire ses macrostructures en formes ternaires claires, de type exposition/développement/réexposition. Un thème simple, franc, mélodique s’expose progressivement, souvent en homorythmie (confirmant notre point 3), avant de s’émanciper dans son registre, sa complexité linéaire et son timbre (confirmant notre point 6), pour revenir à son état de pureté originel. Nous pensons, entre autres, à Lonely Child et Zipangu (que nous analyserons d’ailleurs le mois prochain).

Moderne, la musique de Vivier l’est par son utilisation du total (ou quasi-total) chromatique, sans compter les micro-intervalles. Postmoderne, par sa polarisation typique de la modalité élargie (omniprésente dans son œuvre tardive) ainsi que par son sens dramatique d’une rare efficacité (Wo bist du Licht, Glaubst du an die Unsterblichkeit der Seele ?). Mysticisme et folklorisme abondent (Kopernikus, Cinq chansons pour percussions, Pulau Dewata), voire la juxtaposition « déconstructiviste » de beauté et de laideur : Walter Boudreau (voir notre vol. 13, no 3) y décèle un conflit libido/spiritualité. Tous ces éléments réunis chez un seul compositeur font de Vivier un véritable prototype de sa génération. n


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