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La Scena Musicale - Vol. 13, No. 5 février 2008

André Moisan : Sculpteur de son

Par Marc Chénard / 12 février 2008

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Qu’on l’entende sur scène ou sur disque, André Moisan rayonne d’une confiance suprême. Des mélomanes avertis aux critiques les plus aguerris, tous apprécient la musicalité innée de ce grand virtuose de chez nous. Doté d’un arsenal complet de clarinettes, de l’énorme contrebasse en métal au quasi-bâtonnet de bois en mi bémol, il les joue toutes avec panache et aisance, comme ses proches cousins, les saxophones. Qu’il interprète du Brahms ou du Boulez, du Saint-Saëns ou du Stockhausen, aucun volet du répertoire, classique ou contemporain, ne semble au-delà de sa portée.

En septembre dernier, ce sympathique musicien entamait sa trentième année de carrière professionnelle. Depuis son entrée dans l’arène publique, à 17 ans, son parcours est semé d’expériences les plus diverses : concerts à titre de musicien de pupitre avec l’Orchestre Symphonique de Montréal (l’OSM), récitals de soliste et de chambriste, musiques de studios (trames sonores, jingles publicitaires, accompagnement d’artistes populaires), voire quelques détours dans les contrées du jazz. Chef d’orchestre aussi, cet ancien élève de Boulez assume la direction des matinées musicales de l’OSM depuis près de dix ans. Communicateur au verbe facile, il transmet son grand savoir aux aspirants clarinettistes inscrits à l’Université de Montréal, et ce, du bac au doctorat; sollicité du reste comme conférencier, il anime autant des classes de maîtres que des séminaires sur l’un de ses principaux chevaux de bataille : la gestion du stress. Peu importe le chapeau qu’il porte, maestro Moisan jongle avec ses nombreuses occupations avec autant d’enthousiasme et de conviction que de brio !

Dès son plus jeune âge, Moisan a baigné dans la musique, son père Gilles ayant été le titulaire du pupitre de la clarinette basse à l’OSM pendant 46 ans, soit de 1952 à 1998. Peu après la retraite de ce dernier, André, l’aîné de trois fils, lui a succédé en remportant le concours d’audition devant un jury, incluant son redoutable chef. Népotisme diriez-vous ?... Point du tout ! D’une part, l’épreuve se déroule de manière à ce que les candidats soient dissimulés derrière un rideau. D’autre part, l’heureux élu souligne que dame Chance lui a souri lorsque son fabricant d’instruments lui a fourni l’un des premiers exemplaires de son nouveau modèle de clarinette basse, réputée comme étant la Cadillac en son genre.

Sentir la musique

À l’orée de ses 48 ans, Moisan a atteint les plus hauts échelons de sa profession, mais il ne se permet pas d’être complaisant dans ses choix musicaux. Bien que ses propres enregistrements sur étiquette Atma (voir discographie en fin d’article) indiquent une nette préférence pour des musiques tonales des deux derniers siècles, il ne dédaigne pas le répertoire contemporain. « J’ai passé, je ne sais pas, des centaines d’heures à travailler Domaines de Boulez, pour les maîtriser d’un point de vue technique, évidemment, et les rendre avec émotion. J’ai même demandé au compositeur s’il fallait les jouer ainsi ou d’une manière plus détachée, neutre si l’on veut, et il a effectivement confirmé mon intention. »

Dans un tout autre créneau du répertoire, il raconte comment il a décidé de modifier certaines indications, même une tournure ou deux dans Tema con Variazioni de Jean Françaix (œuvre incluse sur le disque « Impressions de France »). Juste après l’enregistrement du morceau, dame Chance lui sourit de nouveau quand il apprit, à sa grande surprise, que le compositeur vivait encore. Par personne interposée, il réussit à le joindre à son domicile parisien, espérant lui faire entendre sa version lors d’un passage déjà prévu dans la capitale française. Chose dite, chose faite, si bien que le compositeur en fut ému et accepta de plein gré les changements effectués par l’interprète.

« L’important pour moi, précise Moisan, c’est de sentir une pièce, autant dans ses phrases individuelles que dans son ensemble, faute de quoi je l’ajuste, quitte à la mettre de côté tout simplement. Pour mes disques, c’est la même chose. Par ailleurs, ma maison de disques me laisse entière liberté pour choisir le répertoire. Dans presque tous les cas, je cherche à inclure une première mondiale ou un morceau rarement joué, comme la sonate de Jenner, un compositeur malheureusement oublié de nos jours, qui fut tout de même le seul élève de Brahms. Chose intéressante, bien des collègues m’ont déconseillé de jouer ce morceau, mais m’ont remercié de l’avoir fait par après, et je dois saluer ici mon pianiste Jean Saulnier qui m’a encouragé à le faire, même si sa partition est vraiment monstrueuse. Les critiques ont aussi applaudi mon initiative, quelques-uns l’ayant même préférée aux deux sonates de Brahms qui la précédent sur le disque. »

Aléas du métier

Compte tenu de son milieu familial et de sa précocité, tout porte à croire qu’André Moisan a suivi un chemin en droite ligne pour atteindre les succès qu’on lui connaît et une reconnaissance à la fois nationale et internationale. Pourtant, la route a été plus tortueuse que cela. « J’ai commencé presque en cachette à la petite école, avoue-t-il, et c’est un monsieur du nom de Lucien Rivard qui m’a montré les premiers rudiments. Mon père a pris le relais, mais j’étais un élève assez récalcitrant parce que je questionnais sans cesse ses enseignements. Durant mon adolescence, j’ai pratiqué comme un dément, des fois jusqu’à ce que mes lèvres soient en sang. Je me fixais des objectifs durant cette période, l’un d’eux étant de régler toute ma technique pour mes 20 ans, quitte à me consacrer à vraiment faire de la musique après coup. En 1977, mon père a mis sur pied le Quatuor de clarinettes Moisan avec mes deux frères et moi, une expérience familiale formidable qui a duré 12 ans pour moi, et je dis bien familiale ici, parce que notre mère nous servait d’imprésario. »

Quant à savoir si ceux qui viennent d’un milieu musical ont un net avantage sur d’autres musiciens n’ayant pas grandi dans un tel environnement, il concède que cela permet à l’individu de se développer plus tôt, mais n’est pas pour autant une condition sine qua non. Et pour cause, car ses cadets ont décidé de ne pas en faire une carrière. Par ailleurs, il y a une perception générale voulant que les grands artistes sont destinés à la gloire par la seule force de leur talent. Mais il faut plus que cela : il faut être extrêmement motivé et travailler avec acharnement, deux atouts qui ont justement permis à André Moisan d’accéder à son enviable statut d’artiste de scène.

Encore adolescent, le chemin semblait tracé d’avance pour une rapide ascension au sommet. En 1977, par exemple, il débuta à l’OSM à titre de surnuméraire. Mais son vrai premier boulot professionnel était bien modeste, soit de jouer une musique de fond pour une annonce publicitaire. La glace ainsi brisée, un travail mena à un autre, sa carrière s’amorçait bien, mais le tableau allait bientôt s’assombrir.

« Tout allait pour moi jusque-là, je m’amusais pas mal, mais c’est devenu beaucoup moins drôle par la suite. Je suis entré dans l’orchestre des Grands Ballets Canadiens à 17 ans et là j’ai commencé à sentir le stress. La musique c’est une chose, mais il y a la dimension humaine aussi, où on doit apprendre à transiger avec des gens de métier. On te regarde comme le petit jeunot sans expérience qui doit être moins bon qu’eux et tu te mets à penser à toutes sortes de choses pas très plaisantes, à savoir ce qu’ils pensent de toi. À l’OSM, j’ai vu la dureté du chef envers ses musiciens et j’avais peur de faire une bavure. À un moment, je me posais la question à savoir si on m’engageait parce que j’étais le fils de l’autre. Toutes ces choses ont fini par me miner jusqu’à ce que j’arrête complètement de jouer pendant un an, en 1980, à cause de ces angoisses. Il est malsain, par exemple, de ne pas s’estimer bon parce qu’on n’a pas fait quelque chose parfaitement. Ce qui ne veut pas dire d’abaisser la barre; gardez-la haute, mais si on ne l’atteint pas tout de suite, il faut accepter cela comme une étape dans le cheminement. Jadis, je ne comprenais pas cette capacité de relativiser les choses, de les mettre en perspective, mais j’ai fini par saisir. »

Du plaisir avant toute chose

De cette dure expérience, André Moisan a tiré une bonne leçon, à savoir qu’il n’y a pas de mauvaises expériences en soi; certes, elles peuvent être très difficiles, mais on finit toujours par trouver quelque chose pour son compte. Et il peut certes en parler aussi.

« Pour surmonter mon désarroi, je me suis livré à des recherches personnelles pour vraiment comprendre et retrouver cette motivation profonde que j’avais complètement perdue. Pendant un an, je me suis retiré de la musique pour étudier ces questions, mais la musique me manquait tellement que j’y suis revenu au galop. J’ai dû me refaire une hiérarchie des valeurs en plaçant le plaisir en haut de celle-ci et je me suis résolu à compter de ce moment-là à ne plus laisser personne hypothéquer ce plaisir, plaisir qui ne vaut pas juste en musique mais pour tout dans la vie. De nos jours encore, je poursuis ce travail de recherche, lequel m’a permis de mettre au point mon séminaire sur La stratégie mentale de l’artiste de scène au XXIe siècle . »

Durant son exposé, le conférencier ratisse large en traitant de sujets aussi divers que la neurophysiologie, la psychologie et la philosophie, le tout appuyé d’une présentation audiovisuelle dynamique et de quelques démonstrations avec des étudiants « cobayes ». À cet effet, musiciens et mélomanes sont cordialement invités à assister à son prochain entretien le 1er mars prochain à la salle Serge-Garant (local 484) de la Faculté de musique de l’Université de Montréal, 211, chemin Vincent-D’Indy, de 13 h 30 à 16 h 30. (Infos et réservation : 514-343-6427).

Interprète émérite, chef d’orchestre passionné et communicateur-né, André Moisan est un artiste de la vie qui a trouvé les clés de son propre succès en les partageant pleinement avec son public, des plus avertis aux plus novices ! n

En concert

› -Dimanche 24 Février, 14 h 30. En soliste avec l’OSM (Place des Arts, salle Wilfrid-Pelletier). Le sexe des anges, concerto pour clarinette basse et orchestre de Denys Bouliane.

› -Lundi 3 mars, 7 h 30 (N.B. le matin). Série « Sonnez les matines », Chapelle de l’Église Saint-Jean Baptiste, 4250, rue Drolet. Œuvres de Kovac, Stravinski, Béchet et autres surprises.

› -Vendredi 14: Conférencier invité (Journée de la clarinette Buffet-Crampon) et récital (samedi 15 à 19 h 30) avec le pianiste Jean Saulnier. (Conservatoire de Hull à Gatineau).

› -Mercredi 3 avril, 19 h 30. Soliste invité avec le Big Band de jazz de l’Université de Montréal, dir. Ron di Lauro. Faculté de musique, Université de Montréal, 220 ch. Vincent-D’Indy.

› -Jeudi 2 mai, 18 h 30, Musée des Beaux-Arts.
Exécution de l’Octuor de Schubert avec les solistes de l’OSM.

Sur disque

› -2007 -Phantasiestücke (Œuvres de Rheinberger, von Sachsen Meininghausen, Schumann et Reinecke) ACD2 2516*

› -2005 -Brahms Jenner / Sonates pour clarinette et piano. ACD2 2358*

› -2001 -Adolphe Blanc, Septuor op. 40, Trio op. 23, Quintette op. 37 (André Moisan, direction artistique et clarinette avec
l’ensemble Les Vents de Montréal) ACD2 2224

› -1999 -Alla Gitana (Œuvres de Bartok, Dukas, Martinu, Vaughan Williams et autres) ACD2 2187**

› -1997 -Beethoven Symphonie no 7 et Septuor op. 20 (André Moisan direction de l’ensemble Les Vents de Montréal) ACD2 2129**

› -1996 -Impressions de France (Œuvres de Poulenc, Saint-Saëns, Rabaud, Debussy, Widor, Pierné et Françaix) ACD2 2121**

* Jean Saulnier, piano ; ** Louise-Andrée Baril, piano

(Tous les titres sont sur Atma Classique)


Cinq conseils pour clarinettistes en herbe

1 › Toujours s’amuser

2 › Faire des sons filés

3 › Respirer

4 › Respirer

5 › Bien respirer avant de jouer

« Les poumons sont aux instruments à vent ce que l’archet est aux cordes. Qu’il s’agisse d’articulation, de legatos, de la qualité de son ou de dynamiques, rien n’existe s’il n’y a pas une respiration ample et profonde. Nous sommes comme des sculpteurs, mais notre outil est la respiration et notre matériau, le son. L’artiste ne doit pas juste respirer l’air autour de lui, mais « inspirer » la musique. Si la respiration n’est pas un acte d’artiste, un acte d’amour pleinement délibéré, ça ne fonctionnera jamais ! » (À méditer.)


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(c) La Scena Musicale 2002