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La Scena Musicale - Vol. 13, No. 5 février 2008

Entre regard et voix : Maria Callas

Par Pierre Sultan / 12 février 2008


Enlevez-la, je ne veux pas la voir », s’écrie Evangélia Kalogeropoulos lorsqu’elle accouche le 4 décembre 1932. L’enfant attendra quatre jours avant d’être enfin prénommée Maria. Ici, tout est dit ou presque. La violence de ce rejet initial aura façonné ce destin hors du commun, celui de la Callas. La rencontre mère-fille est incontestablement manquée. Fragilisée par une accumulation de deuils insurmontables, Evangélia souffre sans doute d’une dépression majeure que l’arrivée de cet enfant ne fait qu’accentuer. Il y a initialement la mort de son père adoré. Un mariage précipité qui ne comble pas ses aspirations sociales. La disparition prématurée de son second enfant emporté à trois ans par la typhoïde. Enfin, le départ pour les États-Unis décidé par Georges son époux, qui la contraint à laisser derrière elle la Grèce, sa famille, sa langue maternelle. Alors une lueur d’espoir apparaît lorsqu’elle tombe à nouveau enceinte. Cette troisième grossesse est investie de façon disproportionnée. Elle viendra réparer la perte du petit Vassilios… Mais l’enfant n’est pas le garçon tant espéré.

Mise de côté, peu investie par une mère tout accaparée par sa dépression et ses deuils impossibles, Maria demeure une enfant solitaire. Elle a pris l’habitude de manger plus que de raison, sans doute aidée par une mère qui l’a gavée plutôt que nourrie. Le résultat ne se fait pas attendre, elle souffre rapidement d’embonpoint. À son allure disgracieuse s’ajoute le port de lunettes aux verres épais, car l’enfant souffre d’une forte myopie.

Très vite, la petite Maria montre un intérêt marqué pour la musique. Confusément, l’enfant doit avoir compris qu’il s’agit du moyen le plus sûr de nouer un lien avec sa mère. Or Evangélia, qui a raté son mariage et en partie sa vie, a des velléités de réussite par procuration au travers de ses filles, principalement Jacqueline, son aînée et sa préférée. Mais Maria est sans conteste la plus douée. À force de patience, l’enfant réussit à attirer l’attention si peu maternelle d’Evangélia.

Le peu d’intérêt de cette mère se meut alors en une sollicitude excessive où Maria se doit, à de nombreuses occasions, de pousser la note. On connaît la suite. Les tentatives infructueuses aux États-Unis, le retour en Grèce, puis la rencontre décisive avec la grande Elvira de Hidalgo, illustre soprano devenue professeur de chant qui, coincée en Grèce pour cause de guerre, enseigne au Conservatoire d’Athènes.

Il y a donc d’un côté une femme – Evangélia – profondément dépressive, dont l’humeur la rend quasiment absente auprès de ses filles. Mais dès lors qu’une musique se fait entendre, ses enfants la voient s’animer un peu et reprendre vie. En vis-à-vis, il y a une enfant – Maria – peu investie par sa mère qui fera sien l’intérêt de celle-ci pour la musique. Une enfant qui, par ce tiers « musique », tente de capter l’attention d’une femme malade. La fillette devient alors en quelque sorte thérapeute de sa mère, à l’image de ces enfants parfois très jeunes, pour certains d’entre eux encore nourrissons, qui présentent une réactivité surprenante face à des mères très déprimées qu’ils paraissent tenter de stimuler coûte que coûte…

A posteriori on n’ose imaginer, si la petite Maria ne s’était mise à chanter, comment aurait évolué la pathologie maternelle… Mais surtout ce que serait devenue Maria Callas elle-même si elle n’avait pu transcender cette dure entrée dans la vie par la musique et le chant.

Cette inclination particulière, autrement dit ce don développé très tôt, s’était sans doute déjà étayée sur ce que le petit enfant avait confusément capté ou simplement supposé du désir maternel… La petite Maria allait alors commencer une seconde vie, tracée par ce soudain intérêt d’Evangélia pour ce nouvel objet d’amour, « l’objet-voix »…

Son destin s’articule précisément autour de deux axes majeurs : le regard maternel absent à la naissance et l’objet-voix auquel Maria sera identifiée de façon si marquée qu’il l’enfermera.

Elle va multiplier grâce à sa voix unique, reconnaissable entre toutes, les apparitions en public sur les scènes des plus grands théâtres. À défaut d’avoir été regardée par cette femme si peu maternelle, elle sera entendue par le plus grand nombre dans le monde entier. Or, malgré sa forte myopie, Maria Callas ne portera ni lunettes ni lentilles sur scène. Une seule et unique fois pourtant elle s’y essayera, mais se gardera bien de renouveler l’expérience, trop bouleversée sans doute par la vue de ces regards posés sur elle.

Le choix de son premier amour, l’industriel italien Battista Meneghini, qu’elle épouse à vingt-cinq ans, reste fidèle à ce principe. Cet homme de cinquante-cinq ans, passionné d’opéra, est plus fasciné par la voix de la jeune fille que par son physique qui, à l’époque encore, n’est pas des plus séduisants, loin s’en faut. On est en effet très tôt subjugué par cette voix si particulière, que l’intéressée elle-même qualifiait de « rebelle » et que son ami et producteur Michel Glotz appelle « voix de bête fauve ». L’individu s’efface derrière l’objet-voix et les hommes qu’elle croise s’intéressent plus à celui-ci qu’à la femme elle-même.

On a beaucoup écrit sur sa liaison avec Aristote Onassis. Retenons simplement que peu mélomane, il aura sans doute été le premier à regarder Maria Callas en mettant de côté l’objet-voix. Si cette relation houleuse aura eu des effets délétères pour Maria Callas, elle aura aussi été la plus aboutie, la plus satisfaisante pour la femme. Pour preuve, lorsque l’armateur grec entre dans sa vie, Maria ralentit son rythme professionnel, n’ayant plus la même attente vis-à-vis du public, comblée alors par ce regard qui lui donne une place de sujet à part entière. Le bonheur est de courte durée. Onassis a d’autres préoccupations, politiques et financières cette fois. Il épousera Jackie Kennedy, mariage qu’il regrettera dit-on peu de temps après… Qu’importe, Maria Callas doit remonter sur scène, pour tenter à nouveau de faire entendre sa voix, pour exister, tout simplement. Mais son corps montre depuis longtemps des signes de faiblesse. Ses sinus la font régulièrement souffrir. Sa tension est souvent dangereusement basse et « les nerfs n’y sont plus », confie t-elle à ses amis.

À présent abandonnée des forces nécessaires à faire entendre cette voix étonnante par la singularité de ses accents torturés et douloureux, et en l’absence du soutien d’un regard porté sur elle, quelle autre issue sinon la mort ? Seule depuis quelques années, recluse dans son appartement parisien où, repliée sur un passé perdu, elle écoute inlassablement ses enregistrements, témoins palpables de l’existence de cet objet-voix grâce auquel elle a survécu jusqu’alors, Maria Callas s’est éteinte, il y a trente ans, à l’âge de cinquante-trois ans. n


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