Le style vocal de Claude Vivier Par René Bricault
/ 17 décembre 2007
En lien avec la première « Série Hommage » biennale de Montréal/Nouvelles Musiques, La Scena Musicale est fière de vous présenter une série d’articles sur Claude Vivier, préludant ainsi aux 25e anniversaire de sa mort et 60e anniversaire de sa naissance, célébrés respectivement en mars et avril 2008.
Claude Vivier a beaucoup écrit
pour la voix. Son approche compositionnelle s’y prêtait fort bien,
mais également ses objectifs esthétiques. Sans prétendre à une analyse
exhaustive de cet aspect essentiel de son œuvre, nous allons passer
en revue quelques-unes de ses caractéristiques.
Ses mélodies ont une coupe assez
distinctive. D’abord timides, restreintes à un ambitus étroit (n’excluant
pas la répétition de notes, bien au contraire), elles semblent s’émanciper
progressivement de ce carcan, bondir en intervalles parfois très disjoints,
comme en quête de nouveaux matériaux. Bien que ne se référant à
aucune tradition tonale et usant de fluctuations chromatiques (voire
microtonales) fréquentes, elles se polarisent tout de même autour
de notes-clés, favorisent les intervalles de tierces et de vagues réminiscences
cadentielles. Le résultat donne l’impression d’un langage musical
inconnu mais complexe et cohérent, à l’image des cultures non occidentales
ou imaginaires qu’il cherche parfois à représenter.
Lorsque le compositeur fait appel
à plusieurs voix, celles-ci vont s’intégrer à son système harmonique,
riche et unique. Ce dernier, visant d’abord et avant tout une fusion
avec le timbre pour créer un halo de couleur savamment étudié (voir
à ce sujet notre article du mois dernier), va exiger toutes sortes
de notes, mais aussi de sons et d’onomatopées de la part des interprètes.
On ne doit pas sous-estimer l’importance des indications de Vivier
à cet égard : en guise d’exemple, imaginez la forme particulière
de cette « caisse de résonance » qu’est votre bouche (aidée de vos
lèvres) lorsque vous tenez un A ou un O; les différences acoustiques
résultantes seront sciemment exploitées par le compositeur au même
titre que l’orchestration proprement dite, à laquelle elles participent.
Autre aspect technique d’importance
capitale de l’écriture vocale de Vivier : son vaste répertoire de
variation de la note individuelle. Mentionnons, dans un ordre hiérarchique
allant du plus « neutre » au plus « hachuré » :
1
› -Senza vibrato : note filée, pure, s’intégrant
à merveille au complexe instrumental;
2
› -Jeu régulier : vibrato vocal habituel
(quoique variant d’un chanteur à l’autre);
3
› -Lip vibrato : vibrato exagéré par
un mouvement de va-et-vient des lèvres
(très difficile à maîtriser, assurément);
4
› - Hand vibrato : vibrato créé par un mouvement de va-et-vient
de la main devant la bouche
(à la manière des enfants jouant aux « Indiens », mais de façon
régulière
et soutenue);
5
› -R roulé : en soutenant ainsi le son R,
cela produit l’équivalent vocal
du Flatterzunge instrumental.
Nous recommandons l’écoute de
Bouchara pour avoir une bonne idée de l’effet de « gradation
» perceptible entre ces différentes techniques. Ces dernières peuvent
également se conjuguer à d’autres effets plus ou moins connus : glissandi,
narration, Sprechgesang, chant au travers d’un tube, cris,
sifflements. Vivier n’hésite pas à faire appel à toute possibilité
rehaussant l’impact recherché tant par le texte que par la forme
musicale.
Au sujet du texte, l’aspect sans
doute le plus original du traitement vocal de Vivier demeure son utilisation
de langues inventées, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, d’un
point de vue musical, il peut se concentrer sur une recherche purement
phonétique, se délecter de la sonorité du mot et l’utiliser à
bon escient. On le sait, nombre de compositeurs à travers l’histoire
se sont heurtés aux problèmes de sonorité, d’articulation et de
fluidité de la langue : pensons à Mozart et l’allemand, Moussorgski
et le russe. Avec une langue inventée, Vivier fait fi non seulement
des phonèmes « difficiles », mais organise ses voyelles en fonction
du degré de clarté ou de rondeur, et ses consonnes en fonction du
rythme et de l’accent, qu’il désire donner à chaque note.
Il va sans dire que se débarrasser,
par la même occasion, de tout contenu sémantique comporte aussi son
lot d’avantages, surtout lorsque la langue inventée se juxtapose
aux langues connues. Celles-ci nous informent et nous dirigent, chez
Vivier, dans un monde tour à tour onirique (Kopernikus), narratif
(Prologue pour un Marco Polo), naïf (Lonely child) ou
horrible (Wo bist du Licht), pour ensuite, à l’approche d’une
apogée préparée avec soin (souvent au moment même où il commence
à exploiter à fond l’élargissement des intervalles ou les techniques
vocales inusitées dont nous avons parlé), nous propulser en terrain
inconnu. Inutile de dire qu’en laissant à notre imagination le soin
de chercher le(s) sens possible(s) de la suite, il augmente au plus
haut point l’intensité dramatique de l’œuvre. On a souvent dit
de la musique qu’elle exprime ce que les mots ne peuvent décrire;
Vivier aura, à sa façon, poussé un peu plus loin cette idée.
Le compositeur sera d’ailleurs
aussi, à l’instar de Wagner, le principal auteur de ses textes, contrôlant
ainsi beaucoup mieux l’alternance langues existantes/langues inventées.
Français, anglais et allemand seront ses langues de prédilection.
Il utilisera également, surtout dans Kopernikus, des extraits
de textes d’auteurs divers. Vivier ne cherche pas à s’effacer derrière
ses textes, mais nous invite au contraire dans son intimité; des œuvres
telles Glaubst du an die Unsterblichkeit der Seele ?, décrivant
sa future mort avec une inquiétante précision, n’en deviennent que
plus effroyables d’efficacité. Ajoutez à ce sentiment d’intimité
un style musical aussi personnel qu’éthéré, et vous obtenez un
tout englobant, pénétrant et touchant. n |
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