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La Scena Musicale - Vol. 13, No. 4

Réflexions Denys Arcand

Par Wah Keung Chan & Lilian I. Liganor / 16 décembre 2007

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L’Âge des ténèbres, le nouveau film de Denys Arcand, s’ouvre sur une séquence onirique. Le héros rêve qu’il chante le rôle titre dans un opéra obscur du 18e siècle. « C’est moi, reconnaît Arcand. Les gens qui chantent sous la douche s’imaginent tous sur une scène d’opéra. » Le rôle en question est un rôle de ténor, bien sûr, et Arcand, avec sa voix de basse, ne pourra jamais qu’en rêver. À 67 ans, le cinéaste projette depuis toujours, et habilement, une part de lui-même dans ses films.

Opéra et musique sont des fils directeurs qui courent dans toute la vie d’Arcand. Sa mère a appris le piano et la guitare classique à l’école des Carmélites. L’aîné de quatre enfants, Denys grandit à Deschambault, un hameau de 800 habitants situé à 40 km au nord de Québec. Son père, pilote de rivière, adore l’opéra et transmet sa passion à son fils. Mieux, le grand ténor québécois Raoul Jobin était un camarade d’école du père de Denys, et rend souvent visite aux Arcand. « Jobin vocalisait dans la salle de bains. Il avait une immense voix. »

En 1953, la famille transporte ses pénates à Montréal, le père voulant assurer une bonne instruction à ses enfants. « C’est alors que les arts sont entrés dans ma vie », dit le cinéaste. De 16 à 20 ans, Denys fréquente un collège tenu par les Jésuites, voisine de l’église qui deviendra plus tard le Théâtre du Gesù, où se donnaient des spectacles. Le garçon se faufile dans la salle avec ses copains le plus souvent possible. En dehors des classes et du hockey, il chante dans la chorale, fait du théâtre, rédige des articles et dessine pour le journal du collège. « Je n’ai jamais excellé dans les sports, et je n’étais pas sélectionné pour les attaques à cinq. Mais j’avais un talent naturel pour le théâtre et l’écriture. Je me souviens d’avoir vu La Nuit des rois, j’en ai eu le souffle coupé. »

Arcand, qui avait envie d’écrire des romans ou éventuellement de faire des films, n’était pas assez sûr de son talent pour se lancer. À l’époque (1961), bien peu d’artistes pouvaient vivre de leur art. De plus, il craignait de décevoir son père. Il s’inscrit à l’université, optant pour l’histoire, « intéressante sur le plan intellectuel » et qui débouche sur diverses carrières professionnelles. Sitôt décrochée sa maîtrise ès arts de l’Université de Montréal, l’Office national du film l’engage pour faire des films documentaires sur l’histoire du Québec pour sa clientèle scolaire.

« Personne ne savait comment faire des films en arrivant à l’ONF. J’ai reçu là une bonne et rigoureuse formation. Durant un an, j’ai passé un après-midi par semaine à m’initier au fonctionnement de la caméra, au développement des pellicules et au montage. On apprenait le métier en tournant un premier film. C’était de l’apprentissage sur le tas. J’assistais à beaucoup de tournages et de montages, j’observais pour mieux comprendre les choix des cinéastes, les techniques de mixage. C’était le studio hollywoodien du temps, avec de l’équipement professionnel et des installations de montage.

Le succès ne se fait pas attendre. Le deuxième film d’Arcand, un documentaire à vocation scolaire de 25 minutes sur Samuel de Champlain, est couronné Meilleur court métrage pour enfants. Les films se succèdent. Au bout de quatre ans, le cinéaste quitte l’ONF pour aller tourner à l’Expo 67. Il revient ensuite passer encore quatre ans à l’ONF, mais comme pigiste. De 1968 à 1970, Arcand travaille à son premier long métrage, On est au coton, un ardent réquisitoire sur la condition des travailleurs de l’industrie québécoise du textile. L’ONF bloque la sortie du film pour des motifs politiques et par crainte des poursuites. La controverse qui s’ensuit propulse Arcand à l’avant-scène. « Nous en avons tiré un vidéo et l’avons fait circuler dans tous les médias de même que parmi les intellectuels. Par contre, les travailleurs des Cantons de l’Est qui faisaient l’objet du film n’y avaient pas accès. Si la situation ne m’a pas trop perturbé, c’est que j’étais très en demande à ce moment-là. »

Arcand quitte finalement l’ONF pour faire du cinéma de fiction. Il joue dans Mon Œil, de Jean-Paul Lefebvre, qui lui demande de tourner un long métrage, son premier. La Maudite Galette porte sur une bande de tueurs. Le scénario est de Jacques Benoît, mais Arcand y met la main. « C’était un film très violent, une espèce de B movie avec de vagues idées sur l’absurdité de la vie, concède Arcand. J’ai eu beaucoup de plaisir à travailler pour la première fois avec des comédiens, à capter, à adapter la réalité. Je partais de l’idée qu’il fallait nous entraider. Cela ne présentait pas de difficultés pour moi. » De ce jour, à l’exception de Love and Human Remains, Arcand a signé tous les scénarios de ses films. « Je n’en recevais pas de bons. Je n’ai jamais eu de chance avec les scénarios tout faits », explique-t-il.

C’est en tournant un film sur Maurice Duplessis que Denys Arcand trouve le sujet de son film suivant, Réjeanne Padovani, une histoire de corruption politique. Sur les parvis d’église et dans les assemblées politiques, il avait remarqué des chauffeurs privés de ministres, policiers de jour, en grande conversation avec des individus du monde interlope, chauffeurs aussi. « Comme ils parlaient de voitures, je me suis dit qu’ils se connaissaient sans doute, qu’ils étaient en relation d’une façon ou d’une autre. Cela m’a donné l’idée du dîner. » Dans le film, Vincent Padovani, un louche baron de la construction, reçoit à dîner un maire et un ministre à qui il doit un contrat routier. « L’intrigue m’est venue peu à peu. J’ai imaginé un Padovani séparé de sa femme qui vit aux États-Unis. À partir d’un embryon d’histoire comme celui-là, on sort sa plume et on travaille comme un fou. » Arcand, qui avoue souhaiter depuis longtemps faire de la mise en scène d’opéra, se fait plaisir en introduisant une touche lyrique dans son film : « Comme le maire adore l’opéra, Padovani engage une très belle soprano pour chanter un extrait de l’opéra Orphée et Eurydice de Gluck, J’ai perdu mon Eurydice. Le maire tombe sous le charme. Le film traite de contrôle et de contrats. »

D’une nature franche et directe, Arcand aborde de front les sujets politiques. « Dans les questions sociales, il y a toujours un aspect politique. Le Québec a traversé une période très politique. Il y a eu le FLQ et les bombes, puis le drame de Kent State University et la guerre du Vietnam. Puis l’arrivée au pouvoir du PQ en 1976. Mes films n’ont jamais été militants, mais la réalité de l’époque elle-même était politique. En 1980, j’ai réalisé un film sur le référendum pour l’ONF, mais plus rien de proprement politique par la suite. »

Avant Le Déclin de l’empire américain, l’immense succès de 1985 qui jette un regard cynique sur les valeurs sexuelles de la société québécoise, Arcand traverse des années de vache maigre. Avec ce film, tout allait passer ou casser. « À 45 ans, pendant la production du Déclin, je me trouvais à un carrefour. Si ce film n’avait pas réussi, j’aurais aussi bien pu abandonner le métier. » La situation de Denys Arcand aurait été tellement précaire, dit-on, que l’échec du Déclin aurait pu le contraindre à vivre beaucoup plus modestement, sinon à frapper à la porte de l’Armée du salut. « Je n’aurais peut-être plus trouvé de travail. Le Déclin a marqué un moment très important dans ma vie. Grâce à ce film, je pourrai continuer à faire du cinéma pour le reste de ma vie dans une certaine aisance. » Arcand précise qu’il a fait des tournages commerciaux après le Déclin, qui l’ont aidé à payer son appartement. » À quoi Arcand attribue-t-il ce succès ? « À la chance. J’ai travaillé aussi fort sur tous mes autres films. Celui-là est arrivé juste à point. Le public s’y est reconnu. Les gens voulaient voir ce film-là précisément à ce moment-là. » Deux ans plus tôt ou deux ans plus tard, dit Arcand, son film aurait très bien pu rater sa cible.

En 1989, Jésus de Montréal vient rehausser encore le palmarès d’Arcand. L’idée maîtresse du film lui vient pendant qu’il auditionne des comédiens pour un tournage. L’un deux s’excuse de porter la barbe, expliquant qu’il joue le personnage de Jésus à l’Oratoire Saint-Joseph. « Je suis allé à l’Oratoire et j’ai vu là des acteurs dans une production médiocre acclamée par les touristes. J’ai décidé que je devais faire un film. »

Arcand préfère plancher sur un film à la fois. Le scénario du Déclin lui a demandé deux ans de travail, celui de Jésus de Montréal, un.
« J’ai commencé Les Invasions barbares en 1992; j’en ai fait deux versions, toutes deux insatisfaisantes. » Dix ans plus tard, le cinéaste trouve la solution qu’il cherche en ramenant à l’écran les personnages du Déclin américain.

Persévérant et consciencieux, le cinéaste apprend son métier. « Au début, je ne connaissais rien. J’ai tourné mon premier film en 35 mm avec une seule lentille et une caméra fixe. Je me suis initié progressivement, par choix, au fonctionnement de chaque composante. » Arcand tourne en noir et blanc avant d’opter pour la couleur, dont il exploite maintenant « la pleine palette ». Une avancée qu’il bénit est la vitesse de déroulement de la pellicule vierge. La caméra steady-cam, dont il s’est servi dans ses trois derniers films, est pour lui « une révélation », « un bonheur ».

Bien qu’il se soit longtemps réservé le travail de montage, Arcand le confie maintenant à une collaboratrice. La mine un peu contrite, il avoue : « Je me pointe quand même dans la salle de montage tous les jours mais il arrive qu’on me demande de m’en aller. C’est mon film, c’est ma vie ! » Arcand croit néanmoins qu’à travailler en solitaire, on risque de se retrouver « tout seul avec son talent » et que la collaboration est un enrichissement autant pour le film que pour ses artisans.

C’est dans les Laurentides que le cinéaste trouve la quiétude dont il a besoin pour rédiger ses scénarios. Il y travaille du lundi au vendredi, seul dans son chalet, ne rentrant à la maison que les week-ends. L’été, il fait relâche (« l’été n’est pas fait pour travailler »). Sa discipline personnelle, son intégrité professionnelle, l’austérité de son existence pendant qu’il écrit sont remarquables. « Il me faut trois mois pour le scénario. Trois mois de calme et de concentration totale. Je n’ai pas d’ordinateur et je ne réponds pas au téléphone. »

Arcand n’a pas de comédiens particuliers en tête lorsqu’il crée ses personnages. « Nous prenons une page de texte et nous l’envoyons à plusieurs acteurs pressentis pour un rôle principal. Le directeur du casting apporte une caméra aux auditions. Nous enregistrons les prestations des candidats, ensuite je visionne le tout à la maison. Il y aura plusieurs mauvaises scènes puis, soudain, une prise parfaite. Tel acteur est le personnage. Il dépasse ce que j’avais imaginé, y ajoutant le fruit de son expérience, de sa sensibilité. Il enrichit le scénario.

Avec Les Invasions barbares, qui a remporté un Oscar en 2003, Arcand explore le sujet douloureux de la mort. Dans une entrevue pour le magazine MacLean’s, la même année, il livre ses réflexions sur les maladies mortelles et l’euthanasie. Sa fille Mingxi, une petite Chinoise qu’il a adoptée il y a dix ans avec sa femme et collaboratrice Denise Robert, est à l’origine de ces préoccupations. « Avant son arrivée, je ne m’occupais pas de ma santé. Maintenant, je me dis que ma fille aura besoin de moi pendant dix ans encore. Je veux être présent pour elle, je veux l’équiper pour faire face à la vie. » Arcand s’attendrit quand il évoque sa jeunesse. » Il y a eu des moments de tendresse dans mon enfance. Je les avais oubliés. Maintenant j’aimerais en faire un film, un film plutôt gentil et optimiste. » Il y a déjà pensé puisqu’il continue : « Je mettrais en scène un type qui évoque ses souvenirs. Qui serait-il ? Probablement un architecte. Les architectes ont des points communs avec les cinéastes, ils construisent, ils sont créatifs. » D’ailleurs, s’il avait été meilleur en mathématiques, Arcand se serait peut-être tourné vers l’architecture au lieu du cinéma. Il a récemment visionné un documentaire sur la profession et se propose de rencontrer des architectes dans le cadre de ce futur projet

Devant une feuille de route aussi éclatante, il est presque rafraîchissant de trouver au grand homme des défauts. Avec sa franchise habituelle et sans se troubler, Arcand avoue être « un très mauvais professeur. J’ai donné des cours à l’UQAM et à l’Université Laval pendant six mois. Dans les deux cas, les étudiants sont allés chez le doyen réclamer mon congédiement. » Il déplore le fait que les jeunes préféraient parler du Festival de Cannes que de photographie en classe. « Il faut commencer à zéro, expliquer pourquoi, avec une lentille courte, la profondeur de champ sera large et longue, et pourquoi, avec une longue lentille, la profondeur est courte. Ce qu’on demande à un acteur dépend de l’objectif monté sur la caméra. Les très grands acteurs vérifient ce genre de choses. Il faut toute une vie pour les apprendre. »

Les premières critiques de L’Âge des ténèbres, présenté à Cannes en mai dernier, ont été mitigées. Arcand ne semble pas s’en soucier outre mesure, lui qui a déjà récolté toutes les récompenses possibles. Le tiers environ de son budget provenant des fonds publics, il a la liberté de faire ce qu’il veut. Le cinéaste n’aime pas modifier ses films de fond en comble. « Je veux bien faire plaisir aux gens, mais je veux aussi leur montrer la vie. » Cela ne l’a pas empêché, toutefois, de suivre un conseil reçu à Cannes et de raccourcir une scène de trois ou quatre minutes en vue de la première de L’Âge des ténèbres, le 7 décembre à Québec.

Dans ce film, c’est Rufus Wainwright qui incarne le chanteur d’opéra. Un choix qui peut paraître étrange. « Ma théorie, c’est que les gens qui chantaient de l’opéra [au 18e siècle], étaient des acteurs, comme ceux des comédies musicales aujourd’hui. Je cherchais un acteur sans formation vocale particulière mais qui ait de la musicalité. Rufus Wainwright est très bon. Il chante un deuxième air à la fin du film. » À entendre Arcand parler d’opéra, on se demande pourquoi il n’a pas encore signé de mise en scène lyrique. « Je n’aime pas trop Wagner. » Sinon, il aurait participé à la production du Ring à la Canadian Opera Company. Il rit : « J’aime les opéras de Haendel, mais les livrets sont idiots ! » Tout n’est pas perdu cependant car le cinéaste ajoute : « Je n’ai pas encore trouvé le bon opéra, c’est tout. » Peut-être qu’il devrait en écrire un ! n

[Traduction : Michèle Gaudreau]

ses 5 FILMS PRÉFÉRÉS (SANS ORDRE PARTICULIER)

› -Akira Kurosawa, Les Sept samuraïs.
Pour le scénario, la façon dont il est tourné.

› -John Ford, L’Homme qui tua Liberty Valance.
Un film absolument parfait.

› -Luchino Visconti, Le Guépard.
La fin de l’aristocratie italienne. Visconti était aussi un grand metteur en scène d’opéra.

› -Ingmar Bergman, Le Silence et Scènes de la vie conjugale. D’une grande profondeur.

› -Luis Buñuel, Le Charme discret de la bourgeoisie.
D’un surréalisme total. Un film parfait.


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