D’un sommet à l’autre, Jean-François Rivest Par Lucie Renaud
/ 18 novembre 2007
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Début de matinée d’automne
comme tant d’autres, faculté de musique de l’Université de Montréal.
Les corridors bruissent déjà des envolées travaillées dans les locaux
de pratique. La porte s’ouvre sur Jean-François Rivest. Le sourire
est franc, la poignée de main chaleureuse, mais on sent dans son regard
qu’il décortique une idée, une phrase musicale. Il la termine en
pensée avant de s’excuser brièvement. La nuit a été courte, les
motifs et les intentions de trois symphonies de Beethoven se sont bousculés
dans son esprit. Dans quelques heures, le chef d’orchestre retrouvera
les jeunes musiciens de l’OUM (Orchestre de l’Université de Montréal),
ensemble qu’il a fondé en 1993, pour une répétition générale
exigeante. Le lendemain soir, en compagnie de leur maître de
cordée, ils s’attaqueront à trois sommets du répertoire : les
Cinquième, Sixième et Septième Symphonies de Beethoven.
« Je crois à l’idée de projet, d’escalade, de mont Everest à
grimper, explique Jean-François Rivest. Tu te prépareras mieux et
tu développeras plus d’énergie si tu le gravis que si tu as trois
petites montagnes à monter. Même si la somme de travail semble la
même, un gros projet fait toujours grandir davantage tous les intervenants,
moi autant que l’orchestre ou que le public. »
D’entrée de jeu, le ton est
donné. Jean-François Rivest n’est pas l’un de ces chefs qui restent
en retrait, qui se dissocient de l’interprétation, qui se reposent
sur leurs lauriers. S’il prêche la rigueur et la précision, il n’hésite
pas à faire sentir aux étudiants qu’il n’a pas peur de « se mettre
la tête sur le billot ». Il parle aussi de l’importance de maintenir
la ferveur que seuls les jeunes ont rivée au cœur comme d’une croisade,
d’une vocation : « Je suis avec eux dans ce bateau. C’est important
de faire de la musique pour la musique et non pas uniquement pour soi.
»
Son mandat de chef en résidence
de l’OSM est triple : assister Kent Nagano lors des répétitions,
concevoir les programmes jeunesse de l’Orchestre et promouvoir la
musique contemporaine, particulièrement canadienne, tout en développant
des liens serrés avec la communauté montréalaise. Quand Kent Nagano
répète avec l’OSM, Rivest prend des pages de notes extrêmement
détaillées. À la pause, il les remet au directeur musical qui peut
ainsi ajuster son tir en quelques minutes. S’il admet avoir ressenti
une certaine timidité à faire ce travail d’analyse au tout début,
il parle maintenant d’un échange convivial et bilatéral. Dans le
cadre de ses fonctions, le chef québécois doit également réagir
au quart de tour. Quand Kent Nagano lui confie l’OSM en plein milieu
des monumentaux Gurrelieder
de Schoenberg pour qu’il puisse mieux évaluer l’équilibre sonore
en salle, il doit plonger en une respiration. Quand on lui annonce que
Valery Gergiev a raté son avion et qu’il ne dirigera pas la répétition
prévue, il doit se mettre en tête le répertoire abordé. Quand on
lui confie la difficile tâche de diriger l’Orchestre lors de la première
édition du Prix international de composition de l’OSM et qu’il
doit intégrer plus de 700 changements de métrique en une seule soirée,
il se doit de se mettre au service des compositeurs. « Honnêtement,
je ne pense pas que j’aurais pu faire la même chose quand j’avais
vingt ans », avoue-t-il. Quand on lui laisse carte blanche pour monter
un programme estival dans les parcs, mariant classique et jazz, son
enthousiasme communicatif remonte immédiatement à la surface et on
sent la fierté pointer quand il évoque les commentaires élogieux
qu’il a reçus du public et de la critique.
Quand il cherche à convaincre,
il s’emballe en quelques instants. Quand il explique, décortique,
son débit est jubilatoire. Son père dirait qu’il est « speedé
» mais, en fait, l’échange se passe plutôt dans l’intensité
du moment, qu’il communique avec un interlocuteur, des musiciens ou
le public. Il s’insurge d’ailleurs contre le snobisme dont la musique
classique est victime. « Je suis un présentateur de musique et elle
n’est pas faite pour une élite ! En tant que responsable des programmes
éducatifs de l’OSM, en tant qu’enseignant à l’Université, en
tant que chef d’orchestre, je travaille à la transmission de la musique.
Ce sont autant d’activités de communication. »
Pour y parvenir, il est important
selon lui d’imaginer la musique : « Il faut développer l’oreille
intérieure, aider les interprètes à développer des outils pour en
venir à une compréhension plus intrinsèque des œuvres. Une œuvre
musicale est un être complet, qui a sa vie propre, son histoire, ses
éléments, ses molécules, son univers. » Il faut doucement s’approprier
cet univers, avec grande déférence, ouvrir toutes les portes pour
le comprendre, à travers une série d’étapes essentielles. D’abord
très bien connaître l’œuvre et réaliser que l’œuvre existe,
malgré tout, presque malgré soi : « Il faut la faire revivre, la recréer.
Interpréter, c’est recomposer d’une certaine façon. » Vient alors
le moment de s’approprier les paramètres de l’œuvre, en faisant
des recherches sur les pratiques interprétatives d’époque, en se
penchant sur sa genèse, en s’éclairant du texte, en comparant des
interprétations, des tempi : « La vérité réside au milieu,
dans l’interstice entre les possibilités d’interprétation. On
peut alors admirer la cristallisation de l’œuvre. Quand on la connaît
bien, on la défait ensuite en petits morceaux, un peu comme un horloger
qui travaille en trois dimensions, des morceaux d’horloge flottant
autour de lui. Parfois malgré soi, parfois de façon intuitive, on
doit rebâtir l’œuvre, l’examiner, la défaire de nouveau, avec
l’optique du point de vue interprétatif. On refait tout, on défait
de nouveau, on recommence. C’est alors qu’une osmose entre le point
de vue et la cohérence s’installe. » Selon les œuvres, les approches
peuvent être intellectuelles, viscérales, spirituelles, intellectuelles,
physiques. Jean-François Rivest évoque ensuite les quelques jours
précédant le concert comme étant un « puits gravitationnel » : «
L’étau se resserre sur une version. Il faut accepter cette interprétation
et convaincre, se mettre sur la rampe de lancement. »
En novembre, les divers publics
de l’OSM auront le plaisir d’apprécier les dons de communicateur
de Rivest puisqu’il dirigera dix concerts. Il soutiendra ainsi le
lauréat du Premier grand prix du Concours OSM Standard Life (édition
consacrée aux cordes et à la harpe) lors de deux concerts, présentera
son voyage musical autour du monde au jeune public dans le cadre de
quatre Matinées jeunesse et deux concerts de la série pour
toute la famille Jeux d’enfants, accueillera son ami Benoît
Brière dans le cadre d’un 5 à 8
consacré aux coups de cœur musicaux de l’étourdissant comédien.
Lui qui avoue des affinités électives avec Mahler, Chostakovitch,
Sibelius et Brahms, il retrouvera ce dernier lors d’un programme comprenant
l’Ouverture tragique et la Symphonie no 2, œuvre qui
exprime selon lui l’amour, non pas sensuel, mais généreux dans le
geste. « Pour aimer, il faut accueillir l’autre, mais Brahms choisit
de le faire tout en maintenant une certaine pudeur. L’alternance entre
le calme et la tension dans cette symphonie est extrêmement puissante
mais naturelles », explique-t-il. Il avance ensuite un rapprochement
entre la musique de Bach et celle de Brahms. Le chef y décèle la «
même perfection harmonique, la même utilisation éminemment naturelle
procurée par le système harmonique, la même beauté, la même richesse
sur le plan des tensions harmoniques ». Il maintient que la différence
principale entre Bach et Brahms réside dans la densité du médium
musical, l’évolution de la tension et de sa résolution. Pour mieux
démontrer son point de vue, il se dirige vers le piano avant d’évoquer
un voyage à dos d’oiseau et le combat entre la gravité, qui attire
vers le sol (la tonique), et les courbes spécifiques du vol, affectées
par la densité des textures. Chez Bach et Mozart, celle-ci évoque
la transparence tandis que chez Brahms, la densité des textures serait
beaucoup plus aquatique : « Brahms est comme une raie manta, un léviathan,
qui nage dans une eau bleu foncé. Malgré la résistance de l’eau,
on continue néanmoins à marcher, à avancer. » Le post-romantisme
ressemblerait plutôt à une mer d’huile, Wagner atteignant la tension
grâce au chromatisme et Mahler grâce à sa façon de suspendre jusqu’au
paroxysme les dominantes. (Rivest dirigera d’ailleurs l’immense
dernier mouvement de sa Neuvième Symphonie
dans le cadre du 5 à 8 de l’OSM.) La musique de Sibelius serait
quant à elle presque solide, tellurique.
Kent Nagano, souhaitant lui laisser
une quasi totale liberté d’exécution, aurait simplement insisté
sur l’inclusion de la Symphonie no 3 « avec orgue » de Saint-Saëns,
« cette musique française que l’Orchestre peut si bien jouer »,
selon les termes mêmes du directeur musical de l’OSM. Rivest n’a
pas hésité très longuement. « L’OSM est fabuleux dans cette musique,
explique-t-il avec enthousiasme. J’ai dirigé le “lever du jour”
de Daphnis et Chloé de Ravel et j’avais l’impression d’être
au milieu d’un gigantesque banc de poissons argentés dans une eau
d’un bleu limpide. Au sommet du passage, l’accord s’est métamorphosé
en fleur sous mes yeux, comme si nous l’avions dénoué ensemble.
L’OSM est un véritable organisme humain et musical qui a une cohésion
interne incroyable. »
Il parle du vent positif qui règne
et qui, selon lui, transparaît dans la qualité du travail effectué.
Il avoue que c’est en grande partie ce qui l’a motivé à briguer
le poste de chef en résidence. Lors des premiers contacts, Kent Nagano
s’interrogeait sur sa motivation, le rôle de chef en résidence étant
habituellement confié à un chef en devenir plutôt qu’à un chef
établi. Rappelons qu’en plus de diriger l’OUM, Jean-François Rivest
était aussi directeur artistique et chef principal de l’Orchestre
symphonique de Laval et de l’ensemble Thirteen Strings d’Ottawa
et qu’il avait déjà remporté le Félix du « meilleur enregistrement
pour orchestre » au Gala de l’ADISQ en 2001. Après deux semaines
de réflexion, Kent Nagano proposait plutôt à Rivest un rôle enrichi,
qui lui donnait la latitude nécessaire pour faire sa marque. « On
n’est jamais prophète chez soi, mais moi, je l’aime, cet orchestre
! », laisse-t-il échapper avec le sourire.
Il avoue ne dormir que quelques
heures par nuit et être habité par la musique. Pourtant, il n’est
nullement obsédé par sa carrière. Pour lui, la santé mentale tient
à l’équilibre entre les sphères artistique, sociale, humaine et
familiale de sa vie. Ses quatre enfants et sa femme lui rappellent qu’une
vie possède avant tout des ramifications dans l’espace et dans le
temps : « Les amours, la tristesse, les parents, la mort, les naissances,
l’amitié sont les plus grands événements d’une vie, pas la carrière.
» Régulièrement, il sent la nécessité de reprendre contact avec
la nature, de s’y ressourcer, de s’y confronter. Il a parcouru des
milliers de kilomètres en kayak de mer, a marché 200 kilomètres sur
la Terre de Baffin avec un ami, a descendu 150 kilomètres de l’Amazone
en pirogue avec ses enfants, a monté avec eux le Machu Picchu en suivant
la route des Incas. À travers ces paysages comme à travers les œuvres
musicales, il continue d’explorer et se construit, une œuvre, un
événement marquant à la fois. N
Jean-François Rivest
– Formation
Formé au Conservatoire de
musique du Québec à Montréal sous la tutelle de Sonia Jelinkova,
il remporte le Concours OSM à l’âge de 18 ans grâce au célèbre
Concerto pour violon de Bruch, qu’il dirigera d’ailleurs, clin
d’œil du destin, avec ce même orchestre le 6 novembre prochain.
Il poursuit ensuite ses études à Meadowmount, Aspen et à la Juilliard
School de New York avec Sally Thomas, Ivan Galamian et Dorothy DeLay.
Incapable de brider son enthousiasme, il complète en deux ans non seulement
son baccalauréat mais également sa maîtrise, en plus de s’intéresser
à la composition et d’être un chambriste recherché ! À son retour
de New York, il fonde l’ensemble Carl Philipp, qu’il dirige du violon,
en plus de multiplier les concerts, tant au Canada qu’aux États-Unis.
À 21 ans, il choisit de relever un nouveau défi et devient l’un des
plus jeunes membres de l’OSM, orchestre avec lequel il demeurera cinq
ans et dont il est chef en résidence depuis juin 2006.
Après plus de 1000 concerts,
dont plus du tiers en tant que soliste ou chambriste, il change de cap
et approfondit la direction d’orchestre, sans jamais participer à
un concours de direction, sans cumuler les postes de chef assistant
et en se tenant loin des classes de maître. « On ne peut pas donner
aux étudiants de l’expérience, il faut la prendre », affirme-t-il.
Son approche de la direction reste très organique et s’est imposée
une œuvre à la fois.
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