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La Scena Musicale - Vol. 13, No. 2 octobre 2007

Luciano Pavarotti : Il semait la joie

Par Norman Lebrecht / 3 octobre 2007

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Il adorait se faire appeler « le ténor du siècle », puis il protestait aussitôt : « Non, ce n’est pas moi, c’est Enrico Caruso. » Luciano Pavarotti a toujours vu le grand Napolitain comme un modèle, tant en technique vocale qu’en raison de sa soif insatiable de célébrité. Cependant, si Caruso était reconnu comme une voix sur disque, Pavarotti exploitait chaque kilo de son corps énorme et tous les trucs du métier pour devenir célèbre uniquement parce qu’il était Pavarotti.

Des millions de personnes qui n’ont jamais franchi les portes d’une salle d’opéra ou écouté une chaîne de musique classique pouvaient reconnaître instantanément le gros bonhomme souriant à la serviette blanche qui lui servait de mouchoir, de carré-éponge et d’accessoire de scène.

Il était aussi connu que la princesse Diana, l’une de ses admiratrices; affligé à ses obsèques il y a dix ans, il se déclara trop ému pour chanter. Ils ont figuré ensemble sur un timbre postal commémoratif, inséparables pour toujours. Plus qu’une simple vedette lui-même, il rehaussait et validait la célébrité des autres.

Pavarotti était, dans tous les sens du terme, immense. Il faisait le poids de trois hommes – il atteignait les 140 kilos – et, même s’il avouait que son gabarit était « son plus grand regret », c’était aussi son trait distinctif, grâce auquel on ne pouvait le prendre pour aucun autre chanteur. Il a dansé sur les pèse-personnes toute sa vie, mais jamais assez pour le ramener à un poids raisonnable.

Sa corpulence n’a jamais diminué son charme. Des femmes de tous âges se ruaient vers sa loge et le ténor cueillait avidement tous les plaisirs qui s’offraient, se vantant de ses prouesses. Durant les 37 années de son mariage avec Adua, qui gérait une écurie de chanteurs d’opéra et de chefs, il emmenait une maîtresse dans presque toutes ses tournées. Il coupa les ponts en 2003 et épousa Nicoletta Mantovani, une assistante plus jeune que ses trois filles; Bono et Bocelli ont chanté à leur mariage à Modène. On ne peut faire plus grandiose.

Dégarnie par son divorce et par une longue histoire d’évasion fiscale en Italie, réglée en 2001 pour la somme de dix millions d’euros, sa fortune demeurait néanmoins plus considérable que celle de tout autre chanteur d’opéra de l’histoire, assurée par des redevances trimestrielles record et par des cachets d’au moins un million de dollars chaque fois qu’il se produisait dans un parc public ou un stationnement – ce qu’il fit abondamment dans la dernière décennie de sa carrière.

Il a vendu, plus de 70 millions d’albums, le plus grand nombre de disques d’opéra, trois fois plus en fait que Maria Callas. Pourtant son répertoire était restreint : 30 opéras, comparativement aux 110 opéras de Placido Domingo; son expressivité était monolithique et sa crédibilité comme jeune premier bohème n’avait rien pour lui mériter les palmes de la Royal Academy of Dramatic Art. Personne ne semblait s’en soucier. Les gens payaient des centaines de dollars pour entendre Pavarotti, pas Puccini. Il était, selon la formule du critique allemand Jurgen Kesting, « à la fois le prototype du ténor d’opéra et sa parodie. »

Jeune garçon à Modène, où il est né en octobre 1935, il préférait le foot au chant et il était encore un solide ailier lorsqu’il fit ses débuts dans le rôle de Rodolfo en Émilie en 1961. C’est à Covent Garden qu’il attira l’attention. Entendu lors d’une tournée en Irlande, il fut engagé en 1963 par la régisseuse Joan Ingpen comme remplaçant du fragile Giuseppe di Stefano et chanta dans chacune des 27 présentations de La Bohème sauf une, décrochant au passage une apparition à l’émission Sunday Night At The London Palladium. Malgré sa haute taille, il était le seul ténor à pouvoir regarder Joan Sutherland droit dans les yeux et son mari, le chef Richard Bonynge, le prit sous sa protection.

Les Bonynge l’emmenèrent en tournée en Australie et aux États-Unis, où un brillant publiciste, Herbert Breslin, le sacra « King of the High Cs ». Il chanta en 1971 au Metropolitan Opera dans la Fille du régiment de Donizetti, enchaînant neuf contre-ut avec une résonance cristalline. Breslin devint son imprésario et le Modénais fut bientôt une vedette universellement connue, entendue sur disque, à la radio, à la télévision. Il a même survécu au désastre d’une comédie romantique hollywoodienne, Yes Giorgio, qui ajoutait de la crédibilité au western spaghetti. Breslin lui reprochait sa paresse. Pavarotti ne s’est jamais vraiment donné la peine d’apprendre les langues étrangères, convaincu qu’on lui pardonnerait n’importe quoi, tant et aussi longtemps qu’il décochait son fameux sourire et qu’il se mettait à chanter.

Domingo, polyglotte et deux fois plus brillant, étouffait et rageait dans son ombre. Tous deux insistaient pour dire qu’ils n’étaient pas ennemis, aucun ne ratait une occasion pour rabaisser son rival. La hache de guerre fut finalement enterrée lorsque José Carreras, rétabli d’une leucémie, proposa de tenir le concert des Trois ténors à la Coupe du Monde de 1990 à Rome. Le disque se vendit à 12 millions d’exemplaires et propulsa Pavarotti vers un autre sommet de célébrité, loin au-dessus de ses partenaires.

Des prestations racoleuses, la série de spectacles Pavarotti and Friends à Modène où il a chanté avec des artistes pop comme Elton John, Liza Minelli et Barry White, ont terni une réputation déjà endommagée par de fréquentes annulations. Il lui est même arrivé de se décommander de Covent Garden, « malade » sur une plage des îles du Sud, entouré de femmes en jupes de feuilles.

Mais pour son public, Pavarotti demeurait irréprochable et, lorsqu’il daigna revenir à la Royal Opera House, c’est lui qui, souriant, se montra magnanime. À la suite de leur rupture, Breslin révéla, sans le ménager, ses lacunes dans un livre, Le Roi et moi, et Pavarotti continua d’arborer le même sourire. Comme un cuirassé entouré de bateaux de pêche, il était intouchable, invulnérable.

Personne ne peut prétendre l’avoir bien connu, car il n’y a jamais eu grand-chose à approfondir. Il ouvrait rarement un livre, se montrait peu curieux de la vie ou de l’au-delà, et sa conversation s’en tenait généralement aux pâtes, au foot, aux chevaux, aux voitures sport ou aux dernières rumeurs du petit monde de l’opéra. Il a traversé la vie en toute innocence et son regard indigné, lorsqu’il fut accusé de supercherie – il a été pris à mimer en concert ses propres enregistrements – ou d’évasion fiscale, aurait touché le cœur du juge le plus intraitable.

Pavarotti était plus grand que nature. Aucun chanteur ne possédait une telle aisance, une telle capacité de trouver, caché dans ses profondeurs, un son et de le laisser se matérialiser comme si l’effort humain n’y était pour rien. Plus jeune, il a été sans égal dans les rôles de bel canto, souvent comme faire-valoir de Sutherland, remarquable comme Nemorino dans L’elisir d’amore. Au milieu de sa vie, ses Rodolfo dans La Bohème et Riccardo dans Ballo in Maschera ont été légendaires, tout comme son Cavaradossi dans Tosca et son duc dans Rigoletto.

Il avait de la difficulté à lire la musique et redoutait le Verdi tardif, plus sombre, mais ses enregistrements du Requiem avec Solti, Muti et Karajan demeureront pour toujours des trésors de spiritualité. Ses longs adieux ont été troublés par un cancer du pancréas et les effets accumulés de son obésité. Et pourtant, malgré ses souffrances, Pavarotti sera mort avec le sourire, confiant d’avoir ajouté énormément à la somme de la joie humaine et, comme Sinatra avec qui il a un jour chanté My Way, de l’avoir fait « à sa manière ».

C’est ce que Pavarotti faisait : il rendait les gens heureux. n

[Traduction : Alain Cavenne]


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