Glenn Gould, le Contrapuntiste Par Stéphane Villemin
/ 7 septembre 2007
Si l’on considère l’ampleur
de son legs discographique, audiovisuel et rédactionnel, le cas Gould
est un trésor pour les musicologues autant que pour les psychiatres.
Il fut le plus grand iconoclaste que le monde de la musique ait jamais
connu. Pamphlétiste, un rien cabotin, il possédait l’art de la satire,
de l’ironie et de la parodie. Qui d’autre aurait pu affirmer que
Mozart était mort trop tard et que le répertoire de piano était décidément
trop restreint ? Gould l’inclassable n’a jamais eu de rival. Seule
ombre qu’il pût distinguer depuis le haut de la tour du CN à Toronto
à : Horowitz, à New York. Lui aussi faisait beaucoup parler de sa
personne. Son absence de la scène pendant de longues années aurait
pu donner des idées à Gould. Mais Gould avait tout programmé depuis
sa petite enfance : faire une carrière de concertiste jusqu’à 32
ans et mourir à 50. Il ne manqua pas d’égratigner le retour d’Horowitz
à la scène, célébré par un disque intitulé Le retour historique,
en écrivant une petite pièce de théâtre, Le retour hystérique,
« où les personnages sont purement fictifs » !
Il y eut d’autres excentriques
dans l’histoire du piano. Vladimir de Pachmann aurait pu ravir à
Gould son titre de champion. Seulement, l’apport musical et la portée
philosophique du message de Gould firent toute la différence.
Son esthétique et son influence
Avant même que la grande
vague du baroque ne s’imposât, Glenn Gould se posa en défenseur
du genre, mais pas sur un instrument d’époque. Il démontra qu’avec
son moderne Steinway CD 318, il pouvait recréer l’esprit du clavecin,
à défaut d’en rendre les sonorités. Apportant un nouvel éclairage
sur la technique et le phrasé dans la musique de Bach, il lui insuffla
une présence qui fit longtemps autorité.
L’influence de Gould sur
les jeunes pianistes de son époque était plus importante qu’il n’y
paraît. Au Conservatoire, malgré les mises en garde de nos professeurs,
nous aspirions tous à jouer Chopin comme Pollini, Rachmaninov comme
Horowitz, et Bach comme Gould. Piège que nous aurions dû éviter !
Ses tempos étaient impossibles, soit d’une rapidité folle, soit
d’une lenteur déconcertante. Son phrasé non legato, qui revêtait
de multiples aspects allant du portato louré au staccato
quasi pizzicato, était tellement précis que lui seul pouvait le
maîtriser. Gould utilisait très rarement la pédale, mais toujours
à bon escient.
Gould était clairement plus
amoureux du contrepoint que de l’harmonie. Il était acquis à l’horizontalité
depuis sa tendre enfance, où il avait travaillé l’orgue. Gould ne
manifesta jamais d’attirance pour la dimension verticale. En musique,
cela voulait dire Gibbons, Bach, Haendel, Haydn, l’école de Vienne
et Hindemith. Gould récusait Chopin, Liszt et Rachmaninov. Et lorsqu’il
abordait un compositeur de la période classique, il appréhendait les
lignes musicales à travers le prisme du baroque. Parmi les quelques
romantiques qui ont retenu son attention, figuraient surtout les compositeurs
de fin de siècle. Il sautait de l’Art de la fugue à Tristan.
Wagner, Richard Strauss et Mahler l’attiraient en tant que précurseurs
de l’école de Vienne, pour leur côté crépusculaire et décadent.
Malgré cela, il visita la musique de Mendelssohn et de Brahms, dont
il réalisa un enregistrement des Intermezzi qui défraya la
chronique. Cet excursus fut bien le seul écart qu’il se permit
dans le grand romantisme allemand.
Gould, libre penseur
Depuis son quartier général
de Toronto, Gould considérait d’un oeil très indépendant la musique
du vieux continent. N’appartenant à aucune école, loin de la pesanteur
culturelle de l’Europe, il se sentait libre de créer des interprétations
« dégermanisées » de Wagner ou de dépouiller Bach des traits romantiques
dont on l’avait affublé au cours des années. Pourtant, Gould n’était
pas musicologue. Toute sa recherche consistait à lire la partition
et à la travailler; il la « dirigeait » en promenade au bord du lac
Ontario ou la chantait dans sa voiture. Il ne passait à son piano que
le temps nécessaire pour rendre exactement sur l’instrument ce qu’il
avait trouvé mentalement. « Ce n’est pas avec les doigts que l’on
joue du piano mais avec le cerveau. » Sa manière d’interpréter
était entièrement subjective et personnelle, à tel point qu’il
semblait s’approprier, grâce à une assimilation profonde, l’âme
du compositeur. L’interprétation gouldienne est reconnaissable entre
toutes et elle est inclassable. L’auditeur, dont la perception est
subjective aussi, et qui écoute à travers son propre entonnoir culturel,
ne se laissait pas toujours convaincre par le résultat. D’aucuns
ont reproché à Gould ses « Variations Gouldberg » ! Colorées de
puritanisme et de cérébralité, ses interprétations semblaient manquer
d’humanité; elles respiraient plutôt l’alarmisme que la sérénité.
Le jeu de Gould donnait le vertige que l’on éprouverait au milieu
d’un désert de glace.
Une chose est sûre : il
ne fallait pas le regarder jouer. Avec sa position bizarre, contraire
à ce qui s’enseigne dans tous les conservatoires de la planète,
il ne pouvait que distraire. Assis sur sa légendaire chaise pliante
en bois (exposée au musée d’Ottawa, elle déchaîne la curiosité
des visiteurs), il avait les épaules à peine plus hautes que le clavier.
Ses coudes s’écartaient souvent jusqu’à l’horizontale. Et dès
qu’une main était libre, il l’utilisait pour battre la mesure.
Il avait aussi la fâcheuse habitude de transformer toutes les pièces
pour piano seul en lieder pour voix chuchotante, car il ne pouvait
s’empêcher de chantonner tout en jouant, ce qui donna beaucoup de
fil à retordre aux ingénieurs du son de la CBC.
Beaucoup de personnes se
demandent encore si Gould était un excentrique ou un génie, mais il
n’y a désormais plus lieu de se poser la question : c’était un
génie excentrique. Son talent dérangeait autant que son goût immodéré
pour la provocation.
Glenn Gould est un cas unique
dans l’histoire du piano et de la musique. Tant par ses admirateurs
que ses détracteurs, il continue à faire parler de lui 20 ans après
sa mort. Deux Grammy Awards lui ont été attribués à titre posthume
pour ses interprétations. Des symposiums et des festivals Glenn Gould
ont lieu un peu partout dans le monde. Une sonde spatiale voyage vers
Mars avec quelques mesures de Bach jouées par Gould pour révéler
aux petits hommes verts la quintessence de l’art musical des humains.
D’après le livre
Les Grands Pianistes, Stéphane Villemin -DPLU
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