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La Scena Musicale - Vol. 12, No. 8 mai 2007

Sonny Rollins : Sur les pas d’un géant

Par Marc Chénard / 30 mai 2007

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Cette année, l’air sera à la fête lors de la soirée d’ouverture du Festival International de Jazz de Vancouver TD Canada Trust. En effet, le 22 juin prochain, les amateurs auront l'occasion d'accueillir le retour du légendaire saxophoniste ténor Walter Theodore « Sonny » Rollins sur les planches du festival. C'est au prestigieux théâtre Orpheum qu'il se produira, entouré de sa formation habituelle de cinq musiciens, parmi lesquels son neveu, le tromboniste Clifton Anderson, et son bassiste attitré depuis près de cinquante ans, Bob Cranshaw. Les fidèles le savent déjà, mais le maître saura sans aucun doute combler les attentes de ses fans en reprenant une poignée de bons vieux standards, des pièces de son cru, et sans doute un morceau de style calypso pour faire lever la foule à coup sûr.

Ce colosse du saxophone, qui, le 7 septembre prochain, célébrera son 77e anniversaire de naissance, touchera aussi de l’or en cette année marquée par la chance. Le 21 mai prochain, soit un mois avant son périple sur la Côte Ouest du Canada — où il jouera aussi au festival de jazz de Victoria — il se rendra en Suède pour récolter le prestigieux prix Polar, lequel lui sera remis en mains propres par le roi Carl Gustav XIV. Cette récompense, dotée d'une bourse d'un million de couronnes suédoises (environ 160 000 $ CAN), a été instituée en 1989 par l'âme dirigeante du groupe à succès ABBA pour souligner la contribution artistique d'une personnalité marquante dans le domaine de la musique. Outre Rollins, le compositeur minimaliste Steve Reich sera également récompensé lors d’une soirée gala diffusée sur la télévision nationale du pays. Ces deux figures marquantes de la musique américaine de notre temps s'ajoutent à une liste éclectique de personnalités qui compte aussi Iannis Xenakis, le groupe rock Lead Zeppelin, et des figures emblématiques du jazz et de la pop comme Dizzy Gillespie, Keith Jarrett, Ray Charles et Quincy Jones.

Jeune de cœur et vif d’esprit

Même s'il pourrait bien se la couler douce simplement goûter la gloire qui est la sienne, Rollins n’a pas encore joué sa dernière note, loin de là. Certes, les longues tournées exténuantes sont choses du passé, mais il en a tout de même neuf inscrits dans son carnet d'ici la fin de l'été. Le 5 mai, il sera au célèbre Massey Hall de Toronto, prélude à son voyage en Suède et ses deux rendez-vous dans l'Ouest canadien; suivront alors des escales en Italie et en France en juillet, un retour dans l’Ouest américain en septembre et encore huit spectacles durant l'automne.

Avec sa crinière blanche, ce véritable survivant d'une époque désormais lointaine fait mentir l’adage selon lequel le jazz est un art fait pour les jeunes loups. Malgré le décès en 2004 de Lucille, sa femme et gérante, il ne se dit pas prêt à se retirer, ni de la scène, ni des studios d’enregistrement. Après une période de silence discographique autour du début du millénaire, son album « Without a Song » fut lancé, il y a deux ans. Sous-titré « The 9-11 Concert », cet enregistrement documente un concert donné à Boston dans les jours suivants cette date fatidique. Ironie du sort, Sonny se trouvait dans la « Grosse pomme » au moment du drame et il a été parmi les évacués du lieu. L’an dernier, un nouvel album, « Sonny, Please », a été mis en marché, comme son prédécesseur, par sa maison de disques nouvellement créée, Doxy Records. Ses fans seront aussi heureux d’apprendre qu’il vient de réaliser un autre enregistrement, une séance studio en trio sans piano. Comme cette formation lui avait permis de déployer pleinement ses ailes à la fin des années cinquante, les amateurs attendent ce retour aux sources avec trépidation. Ses deux accompagnateurs sont Bob Cranshaw, évidemment, jouant dans ce cas-ci son bon vieux modèle acoustique plutôt que l'électrique, et un autre habitué du saxophoniste, le batteur Al Foster.

Durant sa longue carrière bigarrée, le flot de ses activités s’est parfois ralenti, mais ses périodes de répit lui ont permis de puiser plus profondément en lui-même, et ce jusqu'à la source même de ses idées musicales. Bien qu'il joue avec une aisance désarmante, celle-ci est le fruit d'un dur labeur et d'un travail constant sur son instrument. Tel est son point de vue exprimé, durant une conversation téléphonique, depuis sa résidence de campagne dans l'État de New York. Du reste, il avoue maintenir un régime quotidien de pratique, même si ce n’est pas le rythme effréné qu’il s’imposait durant ses années de formation. En ce qui concerne sa manière de pratiquer, il répond toutefois de manière évasive : « J'aborde cela d'une façon assez intuitive, sans pour autant négliger les rudiments, mais mon approche est créative, ou spontanée si vous préférez. »

De la légende à la réalité

Bien que très doué, Sonny Rollins a nourri son talent par un sens aigu de la discipline et un travail acharné, au point de s’être retiré deux fois de la scène, dont la légendaire « période du pont ». Pendant deux ans, soit de 1959 à 1961, il se réfugia sur le pont Williamsburg de New York, question de communier avec sa muse. Bien que cet épisode ait rapidement pris des proportions mythiques, il était le résultat d'une décision purement pratique. « Au début, je faisais cela chez moi, explique-t-il, mais les voisins se plaignaient... C'est alors que j'ai trouvé la passerelle du pont comme endroit tout désigné pour en faire mon studio de pratique. C’était parfait, car la voie piétonnière se situait entre la chaussée pour les voitures et les rails du train de banlieue. » Il lui arrivait d'ailleurs d'inviter des collègues saxophonistes comme Steve Lacy, Jackie McLean ou Paul Jeffrey à se joindre à lui. Lacy s’en souvint fort bien : « La première fois que j’y suis allé, je pouvais à peine m’entendre jouer à cause de tout le tintamarre du port de New York, la circulation, les navires et autres, mais durant les visites successives j’ai réalisé que je commençais à percer. J’avais enfin compris que je développais un son qui m’était propre. »1

Peut-être pas aussi apocryphe qu’on l'a longtemps cru, ce chapitre de la vie de Sonny Rollins a tout de même contribué à son aura. Convoité par toutes les compagnies de disques, il signera un lucratif contrat avec le label RCA après la fin de sa retraite, et la pharamineuse avance qu'on lui offrit lui donna l'occasion d'acheter sa propriété et de trouver la sérénité. Sa nouvelle situation, ainsi que l'appui de son épouse, ont sans aucun doute contribué à sa longévité. Peu de ses contemporains sont encore parmi nous aujourd’hui : Ornette Coleman, Cecil Taylor et Bill Dixon parmi les penseurs plus radicaux, les batteurs Max Roach (inactif pour des raisons de santé) et le très présent Roy Haynes, puis les saxophonistes Jimmy Heath et Phil Woods parmi ses confrères boppers. Notons aussi que Rollins s’est fait discret entre 1968 et 1973, choisissant une retraite de méditation pour oublier certains mécontentements qu’il avait subis, dont un engagement contractuel insatisfaisant chez Impulse Records.

Ambassadeur de la belle époque

À son âge avancé, Rollins a toujours le verbe facile et sa voix unique et timbrée résonne aussi bien que son instrument. La mémoire y est encore, du moins en bonne partie, mais il n'est pas du genre à verser trop longtemps dans la nostalgie. Comme tout musicien actif et en moyens, il aime bien parler de ses activités courantes : son travail instrumental bien sûr, mais celui de la plume aussi. « Je compose à tous les jours, affirme-t-il, pas juste à la maison, mais aussi en voyage et je ne pars jamais de chez moi sans feuilles de manuscrit. » Lorsqu’on lui demande s’il est plus difficile de créer au crépuscule de sa vie, il admet que la composition lui demande plus de temps. Puisqu’il est toujours concentré sur sa musique, il n’écoute pas beaucoup celle des autres, admet-il, bien qu'il reste informé par l'entremise de vieux collègues ou de ses propres musiciens.

Comme la plupart des grands, Rollins est un perfectionniste, qui n’aime pas écouter ses enregistrements sitôt la production terminée, et se montre très humble à l'égard de son grand talent. « Je ne crois pas que l’on puisse maîtriser parfaitement quelque chose comme la musique », dit-il, avant de lever son chapeau à ses musiciens en disant « C’est un honneur pour moi de partager la scène avec mes accompagnateurs, tous d’excellents musiciens. »

Approchant maintenant le cap des 60 ans de carrière (ses premiers enregistrements remontant à 1949) ce grand du jazz se considère comme « un ambassadeur de l’âge d’or du jazz ». De ce fait, il porte sur ses épaules une grande responsabilité envers ceux dont il a croisé le chemin. « J’essaie toujours d’être à mon meilleur, parce que je ne veux pas faire d’affront à la musique et aux gens que j’ai croisés et que je représente, bon nombre d'entre eux n'étant plus de ce monde. Je me sens un peu comme un homme d’État et c’est un devoir pour moi que d’être à l’heure et de respecter les contrats signés avec les promoteurs de concerts. Toute ma vie, j’ai voulu projeter une image honorable de moi-même et de la musique que je représente. » Comme tous les professionnels pleinement rompus au métier, Sonny Rollins a fait ses classes à la vieille école du jazz, l’université des clubs, et son apprentissage a certes été plus dur et exigeant que pour ceux qui passent de nos jours par la voie institutionnelle. Pour survivre, il lui fallait une constitution solide en partant, mais il a aussi fait de bons choix pour se maintenir en selle. Dans les arts, il y a un cliché voulant que l’on doive se damner pour exceller ; Sonny Rollins, en revanche, a fait la preuve que l’on doit être diablement bon pour faire son chemin dans ce monde du jazz qui pardonne peu ou pas du tout. n

Post-scriptum

Les internautes sont invités à consulter l'excellent site de Sonny Rollins. On y trouve, entre autres, les dernières informations sur ses activités, un feuilleton épisodique où il raconte les principaux jalons de sa carrière, des témoignages de musiciens qui l'ont côtoyé dans le temps ou plus récemment.

www.sonnyrollins.com

Note

(1) Tel que raconté lors d’une causerie donnée par Steve Lacy à Montréal le 29 janvier 2004, quatre mois avant sa mort.


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