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La Scena Musicale - Vol. 12, No. 7 avril 2007

L’écoute créative dans les mobiles de Gilles Tremblay

Par Vincent Ranallo / 30 avril 2007


Voici le condensé de recherches doctorales entreprises en 2004 dans le but d’alimenter ma démarche globale d’interprète. Je me suis intéressé au phénomène de l’écoute en lien avec la créativité dans l’œuvre de Gilles Tremblay. En effet, la musique de ce compositeur québécois est riche en espaces où la liberté de l’interprète est mise à contribution ainsi que ses qualités d’attention et de convivialité. Ces aspects manifestent une forme de musicalité qui tend à dépasser la pure virtuosité de l’instrumentiste ou du chanteur et à privilégier une présence et une intimité au-delà des mots entre les musiciens qui participent à un jeu profondément créateur.

Lorsque je fréquentais la classe d’analyse de Tremblay, à la fin des années 1980, j’ai été frappé par la richesse poétique émanant de la musicalité de ce compositeur. Plusieurs de ses anciens élèves s’entendent sur le fait qu’il cherche à susciter chez son interlocuteur un éveil de l’ouïe.

Cela rejoint ce qu’enseignait Marie Daveluy à cette époque. Pour ce professeur de chant, la conduite de la voix réside dans la créativité de l’oreille qui doit demeurer hypersensible aux diverses textures du timbre et à la pureté de l’intonation. Le musicien véritable sait percevoir dans le son émis des qualités qui émeuvent sa capacité créatrice via l’oreille interne et le système nerveux. La mémoire et le désir constituent deux moteurs vitaux de son art. Chanter, ce n’est jamais produire gratuitement la voix mais véhiculer une qualité d’être véritable. Le maître, le pédagogue, c’est le son lui-même, dit Edgar Varèse. Il n’est que de l’écouter, d’en explorer le grain avec patience et bienveillance pour que le phénomène sonore mette le musicien sur la voie de son plein épanouissement.

Écouter la Création

L’écoute est garante de la communication entre les êtres et permet le développement d’une créativité authentique. Faire taire le bruit en soi et autour de soi en est la condition préalable afin d’être attentif à la réalité du monde environnant. Une des grandes joies de Tremblay consiste à discerner l’harmonie latente des courants qui tendent les mouvements de la vie et à en ressentir la nature rythmique. Toute la poétique du compositeur est marquée par la notion de constellation d’objets sonores et d’idées. Composer est, pour lui, un acte intelligent consistant à jouer sur les complémentarités et les oppositions entre des « pensées sonores », elles-mêmes traces de l’écologie ou
de la psyché humaine.

La foi chrétienne du compositeur est singulièrement stimulée par l’idée d’un Dieu créateur. Tremblay propose que l’instinct créatif, en tant que poussée de forces vives, épouse le geste du Père. Cette imitation est un acte d’émerveillement et d’amour. En harmonisant les tensions qu’il perçoit en lui et autour de lui, en étant sensible à ce qui change, à ce qui se transforme, l’artiste témoigne de ce qui demeure et qui aimante le devenir du monde.

Gilles Tremblay imprime souvent à sa musique une direction générale vers une progression de l’être. Cet aspect rappelle le concept alchimique de la transmutation des métaux vils en or. Ainsi, la musique de Tremblay donne une représentation frappante de la continuité spirituelle dans l’évolution de la matière. Cette manière dont le bruit et le son musical interagissent entre eux, en particulier par les réseaux d’analogies poétiques, de rimes, qui permettent tout un jeu de mutations subtiles, illustre à quel point l’art musical est un lieu d’intégration et de réconciliation pour tous les phénomènes sonores. Cette idée explique la conception tremblayienne d’une mélodie élargie, appuyée sur la neumatique grégorienne, qui ne se nourrit plus uniquement de hauteurs, mais de mouvements spatiaux, d’intensités, de densités et, au-delà des paramètres strictement musicaux, de toutes les variations liées à la vie elle-même. Sa musique possède donc un grand relief et une très haute propension à la jubilation.

Le jeu « en mobile »

L’écoute et la créativité de l’interprète sont intimement liées aux formes que revêtent les mobiles dans l’œuvre de Tremblay.

Il faut d’abord savoir ce qu’est un mobile. L’expression est issue du vocabulaire des arts visuels. Elle décrit des structures métalliques qui bougent sur elles-mêmes et qui ont été élaborées par le sculpteur américain Alexander Calder. Cet artiste s’inspire de la perception des objets naturels, l’image du mobile évoquant celle des branches d’un arbre agitées par le vent. L’usage tremblayien du mobile se rattache également à l’observation de la nature. Le compositeur professe une conception de la forme qui intègre l’organisation rigoureuse et la souplesse imprévisible de phénomènes naturels. Sur ce point, son voyage d’étude à Bali et Java fut une grande source d’enrichissement. L’arbre en pierre de Bârâbudur, composée de branches auxquelles sont suspendues des cloches mises en mouvement par le vent, prend une valeur emblématique.

Le mobile est également, pour Tremblay, un moyen efficace de gérer un haut niveau de complexité dans sa musique tout en évitant le piège d’une structure trop strictement chiffrée n’engendrant qu’une crispation studieuse de l’interprète. Antérieure à l’abstraction du nombre dans l’élaboration d’une œuvre, la vie elle-même, manifestée dans le souffle, est une source inexhaustible de mouvement et de jubilation.

Concrètement, le mobile est, pour Tremblay, une façon de mettre en place une certaine forme sonore extérieure et de confier l’entretien de sa durée intérieure à la créativité plus ou moins dirigée des interprètes. Il les note dans la partition sous la forme d’un encadrement qui cerne les hauteurs, les rythmes, les durées, les timbres et les intensités. L’exécutant doit respecter les consignes indiquées mais il reste libre de leurs agencements.

L’interprète, libéré des contraintes de la lettre musicale, participe là à un exercice d’écoute créative. Il doit maîtriser son instrument au point de le pousser à ses limites physiques, mais doit également pouvoir s’en libérer afin de rester en union étroite avec ses collègues. Cette collégialité exige de chaque musicien qu’il s’accorde profondément avec la sonorité de l’ensemble et celle de sa partie. Il doit être à l’affût de la résonance harmonique des instruments graves et des métaux et posséder une sensibilité très imaginative, capable de capter le profil rythmique, mélodique et timbral des bruits les plus divers. Il s’agit là d’une intégration par la composition instrumentale des techniques de musique concrète élaborées par Pierre Schaeffer.

Ces espaces conviviaux répondent, pour moi, à la grande joie décrite par Tremblay « d’être musicien avec d’autres musiciens ». Directement inspirés par la variété des relations humaines et par la réalité physique de la durée, ces jeux donnent naissance à une infinité de rythmes, de polyphonies et de mélodies qui manifestent, au-delà d’une individualité prométhéenne, les multiples chatoiements d’une présence. J’y vois une image de la dilatation de l’existence par l’art qui pourrait être le sens véritable de l’orientation spirituelle des œuvres tremblayiennes.

Ces jeux ne sont pas fortuits. Ce que le musicien capte et tente de reproduire, c’est avant tout la courbe et le mouvement de ce qui l’entoure, autant des objets sonores que des signaux musicaux. Le but de l’exercice est de provoquer une ébauche de mélodie qui se forme progressivement et se fond dans le discours organisé par le compositeur. Un mélos à l’état naissant habite les mobiles tremblayiens qui peuvent être considérés comme de véritables ateliers de créativité.

La dimension du jeu est importante. Elle se rattache, pour le compositeur, à l’esprit ludique de l’enfance qui correspond à la sphère omniprésente du sacré. Tremblay est, sur ce point, marqué par ses souvenirs balinais mais également par une conception lumineuse du christianisme qui laisse une grande place à l’anticonformisme.

J’ajouterais que l’écriture tremblayienne intègre de nombreux aspects du mystère chrétien. Sa conception de la musique d’ensemble se rattache à la notion de communion fraternelle. Elle revêt un caractère symbolique qui induit une conception particulière de l’harmonie intégrant les notions de rime, de constellation et d’hétérogénéité. L’ouverture à la diversité et aux contradictions est une des plus belles caractéristiques de l’univers poétique de Gilles Tremblay.

Pourquoi l’analyse ?

Par ce cheminement, je me proposais de mieux comprendre les rapports de réciprocité qui s’établissent, dans la musique de Gilles Tremblay, entre la qualité d’écoute des interprètes et la valeur de leur créativité. Il faut ajouter que l’analyse musicale constitue de plein droit une forme de l’écoute créative. Le musicien qui se contenterait de jouer parfaitement toute la lettre d’une partition aurait déjà fait un travail important. Cependant, s’il parvient, par l’analyse formelle, harmonique et motivique, à comprendre les idées derrière l’œuvre, son jeu devient une interprétation. Il communie au mouvement de la musique. Le silence est la clé de cette démarche artistique. Il faut faire cesser le bruit de ses pensées qui nous enferme dans nos propres limites et nous masque la fraîcheur et la nouveauté de ce que le compositeur propose. Il est ainsi possible de transmettre l'œuvre dans toute sa simplicité linéaire.

La disponibilité auditive de l’interprète lui permet de ressentir la cohérence intrinsèque de l’œuvre telle que le compositeur l’a entrevue. La réalisation des mobiles tremblayiens n’est possible que dans ce contexte. La démarche créative des exécutants prolonge celle du compositeur. Ce partage convivial d’inventivité reflète, selon Tremblay, la relation de l’artiste créatif avec Dieu, l’unique créateur. Ainsi, les œuvres de Tremblay poursuivent sa démarche pédagogique et peuvent être conçues comme une école d’écoute créative.

L’ouïe est au cœur même de l’acte musical. C’est elle qui fait entrer en relation directe le compositeur, l’interprète et l’auditeur, et qui leur fait partager la responsabilité du processus créateur. n


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