Gilles Cantagrel : le passeur Par Philippe Gervais
/ 30 avril 2007
Écrivain, musicologue, conférencier,
animateur et ancien directeur de France Musique, Gilles Cantagrel œuvre
avec acharnement, depuis plus de trente ans, à faire mieux connaître
la musique et spécialement celle de Bach, à qui il a consacré plusieurs
ouvrages. Excellent vulgarisateur, il a été souvent invité au Québec,
où il compte de nombreux amis. Nous l’avons rencontré à l’issue
d’une série de dix conférences sur Mozart qu’il a prononcées
à Montréal et à Sherbrooke en novembre dernier.
LSM : Comment avez-vous découvert
la musique ?
GC : Je viens d’une famille où, depuis
plusieurs générations, tous sont amateurs de musique ou musiciens
amateurs. Au tournant du siècle, mes arrières-grands-parents, avec
leurs enfants et des amis, se réunissaient chaque semaine, et ils déchiffraient
du répertoire de musique de chambre : Mozart, Haydn, Beethoven, Schubert,
Schumann… Ils faisaient partie de ces intellectuels français qui
aimaient et connaissaient très bien la musique allemande.
Est-ce ainsi que vous en êtes venu
à consacrer la plus grande partie de vos travaux à des compositeurs
germaniques ?
Oui, j’ai été attiré par cette culture
dès mon enfance. Dans ma famille, du côté paternel, tout le monde
parlait allemand, suivant la grande tradition humaniste. C’était
d’ailleurs une tendance répandue en France au XIXe et au début du
XXe siècle dans les milieux intellectuels. Par exemple, le fameux musicologue
Romain Rolland parlait l’allemand, de même que chez les intellectuels
allemands, on parlait le français. Les deux peuples ont eu des cultures
opposées mais complémentaires, et donc ils ont toujours été attirés
l’un par l’autre.
Vous êtes donc amené à écrire
en français sur des compositeurs allemands…
Je viens en effet de publier un ouvrage
sur Buxtehude chez Fayard. Il n’y avait qu’une étude en français
sur ce compositeur, qui datait déjà de 1913… Et en 2003, j’ai
écrit le premier livre en français consacré à Telemann, aux éditions
Papillon, à Lausanne. C’est un petit volume illustré, qui, je l’espère,
aidera à la découverte de ce compositeur. Il se trouve en effet encore
mal connu du public francophone, ce qui est tout de même dommage si
l’on pense qu’il adorait la musique française !
Telemann passe pour le compositeur
le plus prolifique de l’histoire. Combien de pièces a-t-il écrites
au juste ?
On l’ignore ! Nous savons qu’il avait
une capacité d’invention et de travail incroyable, mais lui-même
ne tenait aucun catalogue de ses oeuvres, et beaucoup ont pu être détruites
par les guerres. Il fut pendant 46 ans directeur musical à Hambourg,
et cette ville a été presque totalement rasée par le bombardement
anglais de la dernière guerre. Sans parler de son immense production
instrumentale, il aurait écrit, à l’en croire, des centaines d’opéras,
ce qui n’est pas impossible, mais il ne nous en reste que neuf. Même
chose pour les passions : il en aurait composé quarante-six pendant
son séjour à Hambourg, une par an, mais peut-être réutilisait-il
certaines œuvres, car nous n’en avons retrouvé qu’une vingtaine.
Avez-vous d’autres projets de livres
?
Au point où j’en suis rendu, je ne
veux pas m’éparpiller. Je souhaite revenir à Bach, mon sujet de
prédilection. D’ailleurs, je ne m’en étais pas éloigné beaucoup
en écrivant sur Telemann, son ami, et sur Buxtehude, son père spirituel
! J’aimerais donc maintenant m’attaquer à un grand ouvrage que
Fayard me réclame depuis longtemps, et qui porterait sur les cantates
de Bach. Je voudrais que les deux cents cantates soient traitées l’une
après l’autre, dans l’ordre de l’année liturgique, avec leur
fiche d’identité et un triple commentaire historique, spirituel et
musical. Ce serait l’occasion de fournir aussi de nouvelles traductions
françaises des textes de ces cantates. Les mots avaient un poids et
un sens dans la spiritualité luthérienne, et cela mérite qu’on
s’y attarde.
En plus des livres, la radio est pour
vous un extraordinaire outil de vulgarisation…
Oui, je fais de la radio depuis trente
ans, et encore maintenant j’ai une petite émission sur France Musique,
que j’ai appelée « Les contes du jeudi », comme Alphonse Daudet
avait écrit les Contes du lundi. En général, je fais découvrir
des œuvres et des compositeurs peu connus, au travers d’anecdotes,
de portraits… Dieu sait si j’ai la plus totale admiration pour les
grands génies, mais il n’y a pas qu’eux ! Il faut apprendre à
connaître les autres, c’est ainsi que se forme une culture. Je reçois
d’ailleurs beaucoup de courrier de gens qui se réjouissent d’avoir
découvert des compositeurs dont ils ignoraient tout. J’en suis très
fier, car j’ai toujours cru que nous avons le devoir dans le service
public d’accomplir ce genre de travail, de proposer une alternative
par la qualité aux radios et aux chaînes de télévision commerciales.
Alors que beaucoup associent la musique
au seul plaisir d’écoute, le commentaire musicologique garde pour
vous son importance.
La musique, c’est d’abord le plaisir
d’écoute. Si on ne vibre pas, si on n’est pas fondamentalement
ému, on ne va pas très loin. Mais le plaisir n’est complet que si
on ajoute un peu de connaissances et de culture autour. Sans entrer
dans des analyses techniques, on peut proposer des pistes, par petites
touches. Assurément, l’essentiel est de diffuser la musique, mais
on a aussi le devoir de la faire connaître en même temps, car la connaissance
augmente le plaisir de l’écoute. C’est une banalité de dire cela,
mais apparemment il est difficile d’en tenir compte dans les médias
!
N’est-ce pas aussi par l’école
que devrait passer l’apprentissage
de la musique ?
Oui, mais malheureusement, en France,
c’est là que se trouve le point faible du système. Il n’y a à
peu près plus d’enseignement artistique dans les écoles publiques,
et c’est dramatique. On renonce trop facilement à éveiller les sensibilités.
Lorsque j’étais directeur de France Musique, j’ai été sous la
tutelle de deux ministres différents, un de gauche, un de droite…
Ils m’ont dit tous deux : « On parle trop sur France Musique ! »
Je leur ai répondu qu’on n’aurait pas autant besoin de parler si
l’Éducation nationale remplissait mieux sa mission…
Regrettez-vous parfois d’avoir choisi
la musicologie plutôt qu’un instrument ?
Pour devenir interprète, il faut non
seulement avoir un don mais aussi énormément travailler dès son plus
jeune âge. Alors, j’ai finalement choisi une autre voie et je n’ai
pas de regrets : j’ai découvert
que j’aimais communiquer, ce qui n’est pas forcément le cas de
tous les musicologues, et que partager ma passion est mon plus
grand bonheur. n |
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