Mísia et le nouveau fado Par Bruno Deschênes
/ 30 avril 2007
Le fado portugais fait tourner
les têtes, que ce soit celui de Mísia, de Cristina Branco, de la nouvelle
venue Mariza ou de la diva du fado Amália Rodrigues (1920-1999). Une
fausse légende suggère que le fado serait un chant de femmes, ses
plus grandes vedettes étant des femmes. C’est pourtant autant un
chant d’hommes que de femmes, mais il semble que ces dernières expriment
mieux les émotions contenues dans ces complaintes du cœur. Parmi ces
chanteuses, Mísia occupe une place particulière puisqu’elle est
à la source du renouveau actuel du fado.
Le fado serait né dans le quartier
Moreria de Lisbonne durant la première moitié du XIXe siècle, mais
il est tout aussi présent dans le vieux quartier arabe d’Alfama,
le seul épargné par un tremblement de terre en 1755. En fait, il n’y
a aucun consensus sur ses origines : l’Afrique, le monde arabe, les
gitans, les Celtes ? Le fado tire son nom de fatum, mot latin
signifiant sort ou destin. Tard le soir, des hommes et
des femmes habillés de noir vont chanter d’une « maison de fado
» à l’autre, jusqu’aux petites heures du matin. Ces chanteurs,
qui s’invitent eux-mêmes dans ces bars à fado, chantent la vie,
la mort, l’amour, l’exil et la jalousie. Ils sont généralement
accompagnés d’une guitare à 12 cordes, d’une guitare basse ou
bien d’une guitare classique. C’est le fado vadio, le fado
amateur ou vagabond, qui est plaintif, fataliste, satirique, anecdotique,
philosophique et politique. Ce fado de nuit est celui des connaisseurs,
alors que celui qu’on entend plus tôt dans la soirée est le fado
des touristes. Dans les maisons professionnelles, le décorum est de
rigueur, mais dans les « maisons de fado », ce sont le désir et les
sens qui dictent ces cris du cœur et de l’âme.
Il existe trois types de fado :
le fado professionnel, dont Mísia est la plus grande représentante,
le fado vadio et le fado coimbra, chanté dans les milieux
universitaires. Mísia indique que ce dernier chant est davantage une
sorte de ballade que du fado proprement dit.
Le fado a atteint son apogée au
cours de la dictature de Salazar (de 1932 à 1968) d’où sont issus
les grands noms du fado, dont surtout Amália Rodrigues, la diva du
fado et amie de Salazar, ainsi que Maria Teresa de Noronha et Alfredo
Marceneiro. À la fin de la dictature en 1974, le fado a perdu de son
intérêt du fait qu’il était étroitement associé à cette dictature.
C’est Mísia qui, au début des
années quatre-vingt-dix, lui donne un nouveau souffle. Elle cherche
volontairement à transgresser les conventions. Elle décide de faire
un fado qui lui est propre, en se faisant accompagner au piano, au violon
ou encore à l’accordéon, et en troquant les couleurs sombres traditionnelles
pour des couleurs vives. Elle indique que sa principale source d’inspiration
est le fado vadio. De plus, elle a demandé à de grands poètes
portugais d’aujourd’hui, dont certains « poètes maudits », de
lui écrire des textes. Elle chante l’amour, mais dans la peau d’un
homme, parfois homosexuel.
Mísia indique que le fado des
hommes est différent de celui des femmes. Ceux-ci chantent les événements
courants de la vie de tous les jours alors que les femmes parlent de
choses plus profondes, attirant donc un plus large public. C’est elle
qui a fait connaître le fado en dehors du Portugal et qui a mis en
branle le renouveau du fado qui nous a fait connaître les Cristina
Branco, Mariza et Rosa Negra. Mísia se situe à mi-chemin entre les
nouvelles venues et Amália Rodrigues. Ce qui frappe chez elle, c’est
d’abord l’esthétique du geste, de la voix, de la mise en scène,
mais elle possède aussi une âme qui connaît profondément l’art
d’exprimer cet esthétisme.
Son dernier CD, « Drama Box »,
est théâtral. Nous pouvons y entendre des tangos et boléros, un poème
en cinq langues et d’autres de jeunes écrivains. Cette pièce de
théâtre en chansons raconte l’univers troublé d’une chanteuse
qui tergiverse entre la volonté de se suicider ou d’aller dormir.
Ici encore, elle surprend, bouscule et choque ! n
Note
: Mísia devait donner un concert le 3 mars dernier dans le cadre
du festival Montréal en lumière. Malheureusement, en raison d’un
accident, elle a dû annuler sa présence chez nous.
Fado Ladino
Rosa Negra
ARC Music, 2007, EUCD 2046, 45 m 24 s
Rosa Negra est une nouvelle formation
portugaise qui propose un fado novo qui déborde largement du
fado standard d’Amália Rodrigues, Mariza ou Cristina Branco et dont
la transgression va plus loin que celle de Mísia. Le ladino
est une tradition musicale des juifs d’Andalousie. Le titre de ce
CD, « Fado Ladino », est donc indicatif d’une fusion musicale entre
le fado et une musique d’origine juive, andalousienne. Cette fusion
musicale inclut des rythmes et des mélodies d’ascendances orientales
et méditerranéennes. La formation musicale est aussi plus éclatée
que ce à quoi nous sommes habitués dans le genre. La chanteuse Carmo
a débuté dans les sonorités du fado, qu’elle chante admirablement
bien ; elle interprète même deux chansons d’Amália Rodrigues. Elle
est accompagnée d’un violoniste, d’un pianiste-accordéoniste,
d’un trompettiste et d’un percussionniste jouant surtout de la darbouka
(une percussion typique du Moyen-Orient). Dès les premières chansons,
nous remarquons aisément les sonorités orientales. On détecte aussi
le cachet mélancolique et plaintif si typique au fado, bien que les
rythmes dansants puissent parfois nous le faire oublier. À l’écoute
de la voix chaude et profonde de Carmo, nous ne pouvons que constater
qu’elle est en pleine maîtrise de son art. |
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