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La Scena Musicale - Vol. 12, No. 5 février 2007

Tristan et Isolde : Le sexe et le sublime

Par Jean-Jacques Nattiez / 1 février 2007


À l’âge de 16 ans, Jean-Jacques Nattiez se fait embaucher, pour une job d’été, comme machiniste au festival de Bayreuth où il assiste, ébloui, aux représentations de Tristan et Isolde [dirigées par Karl Boehm et mises en scène par Wieland Wagner]. Il évoquera cette expérience dans son roman Opera (Leméac, 1997). Devenu musicologue, pionnier de la sémiologie musicale et professeur à la Faculté de musique de l’Université de Montréal, son intérêt pour Wagner ne se dément jamais, notamment dans ses ouvrages Tétralogies (Wagner, Boulez, Chéreau) (Bourgois, 1983) et Wagner androgyne (Bourgois, 1990), et l’article substantiel qu’il consacre à «L’univers wagnérien et les wagnérismes» dans le quatrième volume de Musiques, l’encyclopédie de la musique qu’il dirige chez Actes Sud (2006).

Un critique musical français naguère célèbre, Bernard Gavoty, raconta un jour l’anecdote suivante, sans doute apocryphe. Alors qu’il demandait à un mélomane ce qui lui plaisait le plus dans la musique, son interlocuteur répondit: «Seulement la musique romantique. Plus exactement, seulement celle de Wagner», mais il précisa: «Dans son œuvre, c’est seulement Tristan que j’aime, et dois-je l’ajouter, dans Tristan, seulement le duo d’amour du 2e acte!». Pour beaucoup de musiciens, cet opéra et ce moment particulier sont considérés comme l’incarnation du sublime. Même si ce sentiment, comme tout jugement esthétique, n’est pas partagé par tous, il l’est probablement par un nombre significatif de mélomanes, assez pour que l’on tente d’expliquer le phénomène.

Le fameux chromatisme de Tristan, présent dès les premières mesures (fa-mi-ré# / sol#-la-la#-si / si-do-do#-ré), crée un état de tension permanent: l’auditeur et l’auditrice attendent constamment la résolution de cette tension, ce point de repos analogue à celui que nous entendons à la fin d’une phrase musicale ou d’un morceau classique. Mais dans Tristan, à peine annoncé ou suggéré, ce moment est constamment différé. Si bien qu’on a pu légitimement soutenir qu’en réalité, il nous était apporté seulement par le dernier accord de l’œuvre. D’où l’impression, pour l’auditeur, renforcée par un déroulement mélodique nous emmenant toujours ailleurs, un langage harmonique toujours à la limite de la rupture tonale, et une orchestration constamment puissante, d’être toujours emporté plus loin, vers un assouvissement ultime, recherché et désiré, mais en fait toujours inaccessible. À elle seule, et indépendamment du livret et de l’action, la musique de Tristan semble illustrer, 75 ans plus tard, la définition que Kant avait donnée du sublime dans sa Critique de la faculté de juger: «Est sublime ce qui […] démontre une faculté de l’âme qui dépasse toute mesure des sens.» (par. 25). Pour la même raison, et selon ce processus qui nous fait interpréter toute musique en fonction de nos émotions et de nos expériences vécues, celle de Tristan évoque irrésistiblement la montée du désir qui, dans le deuxième acte, ne sera pas menée, comme dans le Boléro de Ravel, jusqu’à l’éclatement et l’épanouissement orgasmiques, mais sera perturbée, au bout de 40 minutes, par l’intervention du traître Melot, armé de l’épée castratrice, interrompant les deux amants au bord de l’extase finale et créant un véritable coitus interruptus.

Et c’est sans doute ce qui explique que tant de mélomanes placent Tristan au zénith de l’art musical occidental. De Monteverdi à Verdi, des Noces de Figaro à la Bohème, les ouvrages lyriques qui dépeignent le bonheur et l’intensité de l’amour sont légions, mais Tristan est probablement le seul qui, en même temps que l’action et le texte décrivent de l’extérieur la quête de la fusion androgyne parfaite entre les deux amants, réussisse par la musique à nous faire sentir ce que les deux héros éprouvent de l’intérieur: la tension sublime du désir sexuel dont le plaisir est continuellement renouvelé parce que l’accomplissement ultime en est constamment différé.1

Cette rencontre du sublime et du sexuel nous explique bien des choses. D’abord, que, chez de nombreux mélomanes, ce soit à l’adolescence, à l’âge où les hormones se mettent en folie, que se déclare la passion pour Wagner. Elle explique encore que la peinture musicale du sublime trouve son accomplissement au moment d’une évolution du langage musical où les repères de la tonalité permettent encore la perception des tensions et l’attente des résolutions évitées.2 Enfin, elle montre sans doute pourquoi ce que nous considérons comme des émotions esthétiques sont en réalité la traduction, par nos sens et par nos mots, de nos réactions biologiques et neuropsychologiques à l’univers des formes et des sons, d’autant plus sollicitées et remuées que le souffle de la musique en est intense et puissant, ce qui est tout particulièrement le cas avec Tristan. C’est pourquoi le duo d’amour du 2e acte est, pour beaucoup, ce moment unique de l’histoire de la musique occidentale où désir sexuel et sentiment du sublime se rejoignent, où, plus profondément, il nous est montré à l’évidence – parce que nous le ressentons sans qu’il soit nécessaire de le démontrer – que le fondement du sublime esthétique est de nature sexuelle.

1 Et c’est ce qui, à mon avis, légitime que, à la différence de tous les autres opéras de Wagner, il soit donné des «représentations» de Tristan sous forme d’oratorio, comme ce sera le cas à la Place des Arts, les 15 et 18 février prochains, sous la direction de Kent Nagano.

2 Puis-je rapporter ici le désarroi de Serge Garant, ardent défenseur de la musique sérielle au Québec, lorsqu’il dut admettre que jamais la musique contemporaine atonale ne permettrait de retrouver cette expression du désir?


Suggestions disco-vidéographiques.

L’écrivain allemand Thomas Bernard prétendait que les grands chefs-d’œuvre sont toujours ratés. Cela est sans doute encore plus vrai des interprétations d’un opéra aussi complexe que Tristan, toujours insatisfaisantes par quelque aspect. Toutefois, nous recommandons au disque:

• la version Furtwängler (EMI 7473228), pour la conception générale de la ligne et les deux monstres sacrés qu’ont été Ludwig Suthaus et Kirsten Flagstad dans les rôles-titres. Mais cet enregistrement de 1952 est en mono.

•la version Karl Boehm (DG 419 889-2), pour l’inspiration constante du chef, l’intensité tirée de l’orchestre de Bayreuth à son meilleur (1966), la prestation sublime de Birgit Nilsson et la voix nostalgique de Wolfgang Windgassen qui sied si bien à Tristan.

• la version Carlos Kleiber (DG 413 315-2) de 1980-81, avec l’excellente Staatskapelle de Dresde, pour la pertinence jamais égalée des tempi

• et parmi les versions modernes, à coup sûr, la version Antonio Pappano (EMI 5 58006 2) avec la présence inattendue mais remarquable de Placido Domingo dans le rôle de Tristan (2005).

Au vidéo, je prends le risque de recommander:

• la version Pierre Boulez (LCV 005), enregistrement pirate en noir et blanc du festival d’Osaka (1967), moins pour le chef que pour ce témoignage unique du travail de Wieland Wagner (sa conception de la mort d’Isolde, debout, a fait date) et pour la présence de Hans Hotter, le roi Marke du siècle, absent de toutes les versions discographiques.

• la version Karl Boehm avec Birgitt Nilsson et «notre» Jon Vickers (INA – HCD 4009) dont on a dit qu’elle était le Tristan du siècle, enregistrée «live» au festival d’Orange en 1973.


(c) La Scena Musicale 2002