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La Scena Musicale - Vol. 12, No. 5 février 2007

Questions d’esthétique

Par Bruno Deschênes / 1 février 2007


En Occident, l’esthétique a engendré un nombre impressionnant d’écrits académiques. Leurs auteurs élaborent des théories qui proposent des réflexions visant à différencier le beau du laid, l’art de ce qui ne l’est point, etc. L’esthétique n’est évidemment pas unique à l’Occident. Chaque musique, qu’elle soit chinoise, japonaise, balinaise, indienne ou autres, possède une esthétique qui lui est propre. Toute musique présuppose une pensée esthétique culturellement façonnée par le cheminement historique d’une culture. Chez certaines, cette esthétique est clairement formulée, des écrits anciens et récents existent.

Notre intérêt grandissant à l’égard des musiques du monde nous pousse à écouter les musiques les plus diverses, mais nous ne connaissons pour ainsi dire rien des principes esthétiques sur lesquelles ces musiques s’appuient. Lorsque nous écoutons une musique, quelle qu’elle soit, nous l’écoutons selon notre point de vue occidental. Même en écoutant de la musique, l’hégémonie occidentale est omniprésente: toute musique est jugée et critiquée selon ce point de vue sans vraiment tenir compte des prémisses esthétiques d’origine de ces musiques. Dans cet article, je désire présenter, très brièvement bien sûr, des notions esthétiques de quatre grandes civilisations non occidentales: le Japon, la Chine, l’Inde et l’île de Bali. Je désire inciter le lecteur à une réflexion à l’égard de son appréciation de la musique en présentant un aspect unique de l’esthétique de ces cultures. J’inclus plus bas une bibliographie pour ceux et celles qui désirent aller plus loin.

Historiquement, au Japon, la notion de temps est dépendante de l’espace dans lequel ce temps est ressenti. Le temps n’est aucunement abstrait. Tout événement de la vie se déroulant obligatoirement dans un espace donné, le temps et l’espace s’imbriquent l’un dans l’autre. Fondamentalement fluide, élastique et dynamique, le temps échappe à notre contrôle. Tout événement ne peut exister qu’historiquement et être vécu par des êtres humains dans un espace donné. Il en est de même pour la musique. Le silence est aussi musical que les notes qui meublent ce silence. Un bon musicien est celui qui sait exprimer cette fluidité du temps musical.

Traditionnellement, en Chine, le beau et le bon sont intimement liés, s’influençant mutuellement. La musique possède, selon les anciens Chinois, une fonction éthique, promouvant les rapports harmonieux entre le ciel et la terre et entre les hommes. À une époque, il existait un ministère de la musique qui régulait la justesse des sonorités musicales: des instruments inharmonieux apportent la disharmonie dans le peuple. Les Chinois considèrent que la musique ennoblit l’homme, le rend meilleur, puisque celle-ci modèle son âme et son coeur. Éthiquement une musique devrait être bonne avant d’être belle.

En Inde, le musicien doit adapter son interprétation aux goûts et à la sensibilité de l’auditoire pour lequel il joue. La qualité de son interprétation est dépendante du rapport qu’il établit avec son auditoire et, surtout, de ce qu’il reçoit de lui. Incidemment, il est difficile pour un musicien de donner un concert dans une grande salle parce qu’il ne peut «ressentir» l’impact que sa musique a sur son auditoire. Le bon musicien est celui qui sait prendre le pouls de son auditoire pour qu’il puisse atteindre la meilleure osmose esthétique possible entre son jeu, la musique et les états d’âme du public.

À Bali, les arts possèdent une profonde aura spirituelle. En fait, la vie, et de surcroît la spiritualité humaine, ne peuvent s’exprimer adéquatement, selon les Balinais, que par les arts. Il n’y aurait pas de mot dans la langue balinaise qui distingue un artiste de celui qui ne l’est point. La vie est art et les arts sont avant tout des activités communautaires et non individuelles. Les gamelans n’ont pas de solistes.

Toute musique quelle qu’elle soit est un plaisir pour l’oreille, mais aussi un plaisir de l’âme et chaque musique peut être plus profondément appréciée si nous connaissons, même sommairement, quelques aspects de son esthétique sous-jacente.

Bibliographie sommaire

Akira Tamba. La théorie et l’esthétique musicales japonaises du 8e à la fin du 19e siècle. Presses orientalistes de France, Paris, 1988, 376 p.

Bruno Deschênes. «L’esthétique dans la philosophie japonaise», in Philosophes du Japon au 20e siècle, dir. Jacynthe Tremblay, Éditions CNRS, Paris, 2007.

Lucie Raul. Musiques de la tradition chinoise. Cité de la musique / Actes Sud, Paris, 2000, 189 p.

Wang Cizhao. «Integrating the Beautiful with the Good – Aesthetic Concept of Ancient Chinese and its Influences on the Practice of Chinese Traditional Music», in Journal of Music in China, Vol. 4 Nos. 1 & 2, Fall 2002, p. 23-33.

Daniel M. Neumann. The Life of Music in North India. Wayne State University Press, 1980, 296 p.

-Stephen Davies, «Balinese aesthetics». Disponible sur Internet: http://www.arts.auckland.ac.nz/staff/index.cfm?P=9939.

Orient – Occident 1200-1700

Hespèrion XXI, avec Jordi Savall, AliaVox, 2006, AV 9848 (72 min 28 s)

Quoi de mieux pour commencer l’année en beauté que d’écouter ce bijou musical qui est, selon moi, un des meilleurs CD de 2006, autant en musique du monde qu’en musique ancienne! Jordi Savall est un des grands spécialistes de musique ancienne européenne. En mai 2006, il lançait ce CD qui réunit musiques et musiciens d’Orient et d’Occident. Comme on le sait, les rapports entre l’Orient et l’Occident au Moyen-Âge étaient beaucoup plus harmonieux qu’ils ne le sont aujourd’hui. Les hommes cherchaient à se connaître, mais cette connaissance a malheureusement abouti aux confrontations que l’on connaît. Je parle bien sûr d’une époque révolue. Cependant, il existe un domaine artistique où la complicité humaine et culturelle est encore possible: la musique. Jordi Savall nous offre sur ce CD une musique ancienne dont les origines sont les plus diverses: de l’Espagne chrétienne, juive et musulmane, de l’ Italie médiévale, du Maroc, d’Israël, de la Perse, d’ Afghanistan et de l’Empire ottoman. On entend le santur, le oud, le bendir, le rebab (joué par Savall), la vièle, le saz, le bardouka, et divers autres instruments anciens. Contrairement au langage, la musique n’incite pas à la confrontation, mais plutôt à la complicité, surtout que la musique orientale a fortement influencé en cette époque notre musique occidentale. C’est le message que Jordi Savall désire nous livrer avec cet excellent CD.


(c) La Scena Musicale 2002