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La Scena Musicale - Vol. 12, No. 2 octobre 2006

Contact avec Stockhausen

Par Réjean Beaucage / 5 octobre 2006


Pour plusieurs observateurs de la scène musicale, il est le plus grand compositeur vivant. Depuis le début des années cinquante, il s’est maintenu à la tête de l’avant-garde. Figure de proue, avec Pierre Boulez, du courant post-sériel, Karlheinz Stockhausen a développé l’idée du sérialisme jusqu’à inventer le concept de la super-formule, tel qu’il s’applique dans son cycle opératique Licht (1977–2003) qui dure 29 heures et à chacune des pièces, extrêmement diversifiées, qui le constituent. Il est un pionnier de la musique électronique (Studie I, 1953) et de la musique mixte (Kontakte, 1959-60), de la musique orchestrale spatialisée (Gruppen, pour trois orchestres, 1955-57), de la musique intuitive (Aus Den Sieben Tagen, 1968) et cetera ; son catalogue compte plus de 200 œuvres.

LSM : Aussi surprenantes qu’elles puissent avoir été pour les premiers auditeurs, vos premières Klavierstücke (Pièces pour piano) qui datent de 1952, n’en étaient pas moins les œuvres d’un compositeur qui était aussi un pianiste. Cependant, dès 1953, vous composiez Studie I, suivie en 1954 de Studie II, des études qui démontrent déjà une maîtrise étonnante de l’appareillage nécessaire à l’élaboration de la toute nouvelle musique électronique.

KS : En composant ces œuvres, je voulais organiser tous les paramètres du son selon des proportions déterminées et, à partir de là, il était normal que les timbres (klangfarben) soient également « composés ». J’avais déjà, en 1952, réalisé une première étude de musique concrète à Paris. C’était quelque chose de très simple, fait à partir de sons de piano dont j’avais coupé les amorces, que j’avais transposés, etc. Par la suite, au studio de musique électronique de la Nordwestdeutsche Rundfunk (NWDR) à Cologne, j’ai pu commencer à travailler avec des ondes pures. J’ai compris ce qui pouvait être réalisé avec les ondes sinusoïdales grâce à mes études avec le professeur Meyer-Eppler, à l’Université de Bonn. Il enseignait la phonétique et l’acoustique et il avait déjà écrit un livre très important sur la production électrique

des sons, Elektrische Klangerzeugung [1949]. Je comprenais donc déjà que les sons des instruments ou de la voix sont construits à partir de partiels [sons harmoniques].

LSM : Il y a deux versions de Kontakte ; celle pour bande seule (4 pistes) et la version mixte qui ajoute un percussionniste et un pianiste. Vous aviez décidé dès le début d’en faire deux versions distinctes ?

KS : Oui. J’ai d’abord commencé par travailler à la radio de Cologne avec trois percussionnistes qui interprétaient trois variations de la musique sur bande, mais le résultat n’était pas très concluant. Alors j’ai écrit chaque détail d’une partition pour un pianiste et un percussionniste qui est devenue la deuxième version. L’œuvre a été créée en mai 1960 et je croyais qu’il serait préférable qu’elle ne soit pas entendue seulement grâce à des haut-parleurs, mais aussi grâce à deux musiciens avec qui je travaillais depuis déjà plusieurs années : David Tudor au piano et Christoph Caskel aux percussions.

LSM : Depuis Kontakte (1959-60), vous avez multiplié les œuvres mêlant les instruments acoustiques aux appareils électroniques. Que pensez-vous du fait que les orchestres symphoniques jouent encore aujourd’hui au XXIe siècle comme ils le faisaient au XIXe ?

KS : Oui... Ils ont du travail à faire... Mais on ne parle plus de musiciens aujourd’hui... Il y a une poignée de solistes exceptionnels et ils montreront encore longtemps aux autres êtres humains

ce qui peut être accompli avec le corps. Mais les orchestres sont basés sur le concept d’un grand nombre de personnes qui jouent simultanément, et c’est là un concept du passé qui ne tient absolument pas compte des avancées technologiques qui peuvent régler le problème de base, qui est de se faire entendre. On n’a plus besoin d’avoir autant de musiciens jouant la même chose.

LSM : Vous les avez remplacés par des synthétiseurs...

KS : Mais même pour avoir l’effet typique d’une section de violons, on n’a besoin que de trois musiciens, et l’on peut les multiplier pour obtenir un son extraordinaire. On n’a pas besoin de 120 musiciens, c’est ridicule ; je peux en faire autant avec quatre haut-parleurs !

LSM : Comment voyez-vous votre propre apport à l’histoire de la musique ?

KS : Oh... j’ai été un explorateur... et j’ai découvert un grand nombre de processus acoustiques et musicaux, de nouvelles formes – chacune de mes pièces est une nouvelle forme, un nouveau schéma – et c’est ce que je continue à faire. Je pense qu’un compositeur doit être, avant tout, un artiste, j’entends par là ne pas se laisser entraîner à faire de la musique pour les besoins de la vie quotidienne, pour gagner de l’argent, mais avant tout pour développer et approfondir son art. Je crois que nous sommes responsables de l’évolution permanente du langage musical et c’est là l’aspect le plus important de notre travail. Et je pense pouvoir dire que je suis quelqu’un qui a travaillé très fort dans ce sens-là. n


(c) La Scena Musicale 2002