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La Scena Musicale - Vol. 12, No. 2 octobre 2006

Entrevue avec Jean-Jacques Nattiez

Par Bruno Deschênes / 5 octobre 2006


En 2003, les éditions françaises Actes Sud lançaient Musiques, une nouvelle encyclopédie de la musique en cinq volumes qui se veut éclectique, mais surtout moderne, d’où son sous-titre accrocheur : Une encyclopédie pour le XXIe siècle. Il s’agit de l’édition française de la version italienne originale : Enciclopedia delle musica, publiée à Turin par Giulio Einaudi entre 2001 et 2005. Jean-Jacques Nattiez, professeur titulaire à la faculté de musique de l’Université de Montréal, a dirigé tant la version originale italienne que la version française dont le troisième volume vient à peine de paraître, et dont nous attendons les volumes IV et V en 2006 et 2007. L’entrevue que Jean-Jacques Nattiez m’a accordée m’a permis de découvrir ce en quoi cette encyclopédie est vraiment contemporaine.

La Scena Musicale : Comment situez-vous votre encyclopédie par rapport aux encyclopédies plus conventionnelles?

Jean-Jacques Nattiez : Je crois que cette encyclopédie a un côté provocateur. Par exemple, le premier volume commence par les musiques du XXe siècle. Trop souvent dans les grandes encyclopédies classiques, le XXe siècle en constituait la portion congrue, traitée dans les soixante ou cent dernières pages. Mes collaborateurs et moi désirions faire état des changements d’approches du phénomène musical dont on peut prendre la mesure au début du XXIe siècle. Pour nous, les bouleversements intervenus dans la musique au XXe siècle, qu’il s’agisse des musiques savantes ou des musiques populaires, justifiaient de marquer clairement ce changement et ce, dès le premier volume. Pour les cinq volumes, nous avons jugé à propos de procéder par thème pour se distinguer d’autres encyclopédies, tout en misant sur la diversité des approches pour chacun de ces thèmes.

Dans ce troisième volume qui vient de paraître, avec la section initiale sur musique et histoire, le comité éditorial voulait casser ce cliché selon lequel les musiques dites traditionnelles n’ont pas d’histoire. Avec les articles sur les théories musicales, nous avons voulu briser ce mythe qui veut que les aborigènes ne « pensent pas » leur musique. Jusqu’à une date relativement récente, les anthropologues et ethnomusicologues avaient une conception de ces sociétés comme étant immuables, comme en témoigne le malencontreux concept de « sociétés froides » proposé, à tort je crois, par Claude Lévi-Strauss. En fait, les sociétés autochtones ont une idée très précise de leur histoire et ont développé des théories musicales dans le vrai sens du terme. Les concepts que ces cultures imaginent pour désigner le réel musical sont souvent des métaphores, mais ils ne sont pas plus métaphoriques que la qualification de masculin et de féminin désignant les thèmes dans la forme sonate au XIXe siècle en Europe.

LSM : Est-ce que vous traitez des influences réciproques entre sociétés et cultures ?

JJN : Dans la section « Traditions musicales et sociétés », nous abordons essentiellement les liens entre l’organisation des sociétés et la musique de quelques cultures : les aspects économiques, les rapports avec l’organisation urbaine, avec le travail, le statut professionnel du musicien, le rôle des castes, le cycle de l’année et de la vie en Afrique. Notre projet, c’est de donner des exemples aussi diversifiés que possible des modes de relation entre musiques et organisations sociales.

LSM : Une section qui m’a surpris est celle qui traite de musique et identité. Comme vous le savez, les discussions sur l’identité sont à la mode depuis quelques années.

JJN : Oui, effectivement, mais nous n’avons pas abordé ce thème parce qu’il est à la mode. L’identité est une question qui découle de la mondialisation. Le traitement de la question identitaire permet de ne pas en rester à une image figée de ce que sont les musiques traditionnelles. Dans les congrès d’ethnomusicologie, on ne parle plus que de ça. Cela ne veut pas dire, sous le prétexte que ça envahit tout le champ, qu’il ne soit pas légitime d’en parler. Dans l’évolution de toute discipline scientifique, lorsqu’un paradigme nouveau apparaît, il prend toute la place pour ensuite se résorber. Mes collaborateurs et moi nous sentions très à l’aise de l’inclure, dans la mesure où son traitement reste équilibré par rapport aux autres thèmes du volume.

LSM : Que nous réservent les volumes IV et V ?

JJN : Je dois préciser avant tout que nous avons utilisé une stratégie bien déterminée pour l’ensemble des cinq volumes. On a commencé avec le XXe siècle pour montrer la cassure qu’il a apportée. Le deuxième volume traite des savoirs musicaux, pour illustrer l’éclatement des connaissances musicologiques qui est, en grande partie, la conséquence de l’éclatement du phénomène musical : n’oublions pas que c’est au XXe siècle que l’on découvre les musiques traditionnelles et extra-européennes et qu’ à partir de 1960, la musicologie rencontre à grande échelle les sciences humaines – l’anthropologie, la sociologie, la psychologie, la linguistique – qui vont complètement faire exploser le savoir musical. Le troisième volume concerne les musiques et les cultures. Le quatrième s’appellera Histoires des musiques européennes, notez le pluriel, pour souligner la pluralité des approches qui ont pénétré la musicologie historique. Et le cinquième tentera de faire une synthèse des quatre volumes précédents, que nous espérons provocante et problématique, et qui s’appellera L’unité de la musique. Le phénomène musical doit être regardé comme un phénomène planétaire et nous tenterons de voir si, au-delà de la diversité des manifestations de la musique dans l’histoire et dans les cultures, il n’existe pas tout de même quelque chose comme LA musique. n


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