Alfred Brendel : Paradoxe musical Par Lucie Renaud
/ 5 octobre 2006
Brendel, né en Moravie en janvier
1931, a, dès le début, abordé la musique à contre-courant. Il prend
ses premières leçons à l’âge de six ans et explore presque aussitôt
le processus compositionnel. Comme les divers métiers de son père
amène la famille à parcourir la Yougoslavie et l’Autriche, les professeurs
se succèdent au fil des villes. Après l’âge de 16 ans, il n’aura
plus de professeurs. « Un professeur peut avoir une trop grande influence.
Étant autodidacte, j’ai appris à me méfier de tout ce que je ne
n’ai pas compris moi-même », estime-t-il. Plus utile que des professeurs
était l’écoute des autres pianistes, en particulier Edwin Fischer,
Alfred Cortot et Wilhelm Kempff. Il parle d’ailleurs avec déférence
de ces géants disparus. « Ils étaient des musiciens complets, pas
seulement des pianistes virtuoses, souligne-t-il. Ils étaient chambristes,
certains composaient, d’autres dirigeaient, des maîtres absolus en
sonorités pianistiques. Ils savaient orchestrer au piano et respectaient
plus que tout le compositeur, ne se plaçant jamais dans la ligne de
mire. Pourtant, ils n’étaient absolument pas ennuyeux ou une simple
copie carbone de la partition ! »
Les enregistrements ont servi de tremplin
à la carrière de Brendel, plus que les concours ou le star-system.
Bien avant ses débuts américains en 1963, de nombreux enregistrements
de Beethoven et de Liszt pour la compagnie Vox étaient connus du public.
Il considère d’ailleurs les accomplissements technologiques de l’industrie
du disque avec un grain de sel. « Nous avons assisté à des pertes
et à des gains, nuance-t-il. L’ordinateur qui permet une édition
rapide est bien sûr une évolution très positive. Pourtant, pour moi,
plusieurs enregistrements des années 1930 et 1940, ou certains enregistrements
de Kempff des années 1950, restent inégalés. Un enregistrement “live”,
s’il est réalisé au bon moment, prouve hors de tout doute les capacités
du pianiste. »
Même si son répertoire d’interprète
ne couvre que quelques siècles, en tant qu’auditeur, Brendel se dit
particulièrement attiré par le répertoire très contemporain dont
l’encre a à peine séché sur la portée. « Il y a à peine 100
ans, la musique a brisé les barrières de la tonalité et de l’harmonie,
s’enthousiasme-t-il. Cela reste certainement un des événements les
plus surprenants dans l’histoire de l’art. Cela continue de me fasciner
complètement. Je suis bien meilleur connaisseur maintenant et cela
me permet de juger de la nouveauté réelle des expériences musicales
réalisées. Cette attitude guide également mon écoute de la musique
plus ancienne. Pour comprendre les composantes d’un chef-d’œuvre,
j’utilise les mêmes barèmes : est-ce totalement original, comment
cela diffère-t-il du reste de la production du compositeur, l’œuvre
présente-t-elle un aspect surprenant mais nécessaire ? »
Malgré une technique inattaquable, Brendel
a toujours vu plus loin que son clavier. Sa carrière d’essayiste
et, plus récemment, de poète, ainsi que son intérêt pour l’art
lui ont ouvert des horizons qu’il considère essentiels. « J’ai
besoin de cette nourriture pour alimenter mes pensées, mes sens et
simplement pour mon plaisir esthétique », résume-t-il. Il se dit
depuis toujours intrigué par les choses qui dépassent les limites
de la nature: « Dans mes poèmes, j’essaie d’obtenir la combinaison
parfaite entre le sens et le non-sens. » Il collectionne également
les masques, les cartoons d’Edward Gorey et de Gary Larson (l’auteur
américain désopilant qui signe The Far Side) et les objets
kitsch parce que, selon lui, « ces objets aiguisent la perception entre
ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. La question de bon goût est
malheureusement une notion oubliée par la majorité des gens aujourd’hui.
»
Brendel espère pouvoir continuer longtemps
dans cette quête qui le mène toujours plus loin. « Chaque fois que
je reviens à une pièce, je l’aborde avec fraîcheur et naïveté.
Je ne suis pas prêt à me satisfaire de quoi que ce soit, je reste
persuadé qu’un artiste doit toujours poursuivre, continuer à s’améliorer
et conserver son humilité face aux chefs-d’œuvre qu’il interprète.
» Des paroles d’une grande sagesse qui semblent venir tout naturellement
aux lèvres de ce dernier Titan du piano, personnage plus grand que
nature mais toujours et surtout profondément humain. C’est peut-être
à lui que le grand pianiste compositeur Busoni aurait dédié sa définition
du pianiste, au-delà du temps et des modes : « Le pianiste doit posséder
une intelligence et une culture hors du commun, du sentiment, du tempérament,
de l’imagination, de la poésie et, finalement, ce magnétisme personnel
qui parfois rend un artiste capable d’inspirer à 4000 personnes,
des étrangers présents dans la salle par pure coïncidence, un seul
et même sentiment ! Si la moindre de ces qualités venait à manquer,
la lacune serait aussitôt apparente dans chaque phrase interprétée.
» Dans le monde compétitif qu’est devenu le nôtre, il est rassurant
de constater que, malgré tout, Brendel peut remplir toutes ces fonctions
et toucher le cœur des fidèles qui sauront se presser à ses récitals.
L’art pianistique ne rendra pas son dernier souffle de sitôt ! n |
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