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La Scena Musicale - Vol. 12, No. 10 juin 2007

La mort d’Orfeo de retour sur scène

Par Wah Keung Chan / 14 juin 2007

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En 1607, Claudio Monteverdi a composé son Orfeo, le premier chef-d’œuvre lyrique connu à travers le monde. Les spécialistes considèrent l'année 1607 comme un point tournant dans l’histoire de la musique, celle où l’opéra est né. Plusieurs compositeurs avaient créé de la musique de scène avant cette date, mais l'Orfeo de Monteverdi est la première œuvre qui réunit tous les aspects dramatiques de l’opéra tel que nous le connaissons aujourd’hui. Le plus intriguant, c’est le fait que Monteverdi ait décidé d’en modifier la fin après la première représentation.

En effet, dès la deuxième prestation, donnée le 24 février 1607 à Mantoue (Italie) l’œuvre subit un changement important, d'ailleurs mentionné sur la partition publiée : la fin tragique d'Orfeo a été remplacée par une conclusion plus heureuse. Bien que le livret original de l'opéra ait été transmis de génération en génération, la musique, elle, semble avoir été perdue pour toujours. Or, pour souligner le 400ième anniversaire du chef d’œuvre, on a tenté de restituer la conclusion initiale. En juin 2007, le Festival Montréal Baroque présentera Orfeo avec un dénouement de 10 minutes réécrit par Matthias Maute, musicien baroque et expert de la musique de la Renaissance.

L’idée est venue de Susie Napper, directrice artistique du Festival, qui en janvier 2007 entendait produire Orfeo pour la saison estivale.

L’opéra raconte le mythe du poète et chanteur grec Orphée qui perd son épouse Eurydice peu de temps après leurs noces. Désespéré, Orphée descend aux Enfers espérant y retrouver sa bien-aimée grâce à son chant magnifique. « Il est difficile de savoir exactement en quoi consistait la fin initiale de l’opéra, note Napper. Dans la mythologie, Orphée est tué par une troupe de femmes, mais la fin révisée de Monteverdi semble avoir été adaptée à l'auditoire particulier du 24 février 1607. J’ai donc pensé recréer la finale d’origine. » Aujourd’hui, il ne se trouve que trois compositeurs de musique baroque, et pour le projet, Napper a recruté un de ceux-là, le Montréalais (naturalisé canadien) Matthias Maute. Ce dernier a accepté volontiers de relever le défi. Ni Napper ni Maute ne se sont laissé dissuader par l’échéance serrée. « Les compositeurs baroques composaient et recomposaient sans cesse », dit Napper sur un ton détaché. En dépit de son horaire chargé, Maute est parvenu à concilier la composition avec ses voyages et ses concerts.

« Au départ, il n'a pas été facile de mettre les mots en musique, dit Maute, car le texte initial ne décrit pas littéralement un meurtre commis par une bande de femmes enivrées. Le public qui a assisté à la première représentation d'Orfeo (des nobles, hommes et femmes) connaissait bien la mythologie. Quelques indices subtils suffisaient à évoquer la triste fin d’Orphée. Lorsque le protagoniste parle de la « troupe hostile », il ne semble pas comprendre qu'on va le tuer. Les Ménades (ou Bacchantes) font constamment référence à la Furie divine qui s'abat sur Orphée. Elles deviennent ivres (en buvant de la « plante joyeuse » qui produit de l’alcool), et dans cet état, qui ne perd pas la maîtrise de ses facultés ?… »

Dans la fin restaurée que propose Maute, la musique débute dans le style de Monteverdi et se termine en intégrant des éléments de composition propres au 21e siècle. Puisque l’opéra s'achève sur un meurtre collectif, Maute a décidé que le texte et le drame se prêtaient bien à un traitement musical moderne, ce qui rend cette production unique. De plus, la pièce sera présentée à la Fonderie Darling, une usine montréalaise convertie en salle de spectacle. « Je crois que dans les années 80, Naxos a publié un enregistrement qui comportait la fin d’origine dans une forme parlée; dans les années 90, on a monté Orfeo à Philadelphie avec la conclusion initiale dans le style de Monteverdi », affirme Napper.

En entendant Maute parler du génie de Monteverdi et de son propre processus de travail, on sent toute sa passion. « J’ai tenté de créer un lien entre le 17e siècle et le 21e siècle, et j’ai réalisé que la meilleure approche consistait à sauvegarder un élément montéverdien typique. À travers presque toute la composition, il y a une voix au-dessus de laquelle je peux ajouter jusqu’à 20 parties. Monteverdi ne dépasse jamais sept parties dans ses interludes, et cinq dans les chœurs. C’est comme regarder dans un étang. L’eau est très limpide à la surface, mais elle s’obscurcit à mesure qu’on enfonce le regard et que se multiplient les couches. C’est comme si l’on superposait des strates de l’histoire de la musique dans une même partition. Les compositeurs doivent généralement travailler avec le langage de leur temps, mais cette pièce tente de réunir le passé et le présent, ce qui est tout un défi. »

Du point de vue de la formation académique, on n'aurait pas cru Maute, 44 ans, le candidat idéal pour cette recréation, mais en lui parlant, on constate rapidement qu’il est en fait la personne tout indiquée pour adapter la musique baroque au public d’aujourd’hui. En tant que compositeur, il est entièrement autodidacte. « J’ai étudié les compositeurs du passé et j’ai appris en composant moi-même de la musique dans différents styles - baroque, Renaissance, choral, jazz, électroacoustique et musique sérielle. Je ne compte pas changer l’histoire; ce que je veux, c'est créer de la musique qui rejoint les gens, et non qu'on me comprenne dans 300 ans. » Maute a déjà connu du succès avec plusieurs enregistrements de ses pièces tonales et a complété le tiers d’un nouvel opéra, The King of Siam, pour l’ensemble baroque Musica ad Rhenum que dirige Jed Wentz; la première de cette œuvre est prévue pour 2009, à Amsterdam.

Lorsqu’on lui demande ce qu’il a appris en travaillant sur Orfeo, Maute répond : « Monteverdi est un grand génie, comme Bach; tous deux ont su porter à un niveau supérieur le langage musical de leur temps. Orfeo comporte deux éléments nouveaux très importants. D’abord, le parlando, où les chanteurs récitent du texte sur des notes. Monteverdi a été le premier à employer cette technique de façon convaincante, utilisant le langage pour donner naissance à la musique. Le parlando constitue 90 % de son opéra. Il a créé un style de parlando qui fait usage des intervalles, du rythme et des harmonies de façon très expressive, qui réussit à communiquer plusieurs niveaux de sens à travers les paroles. Le chœur et les interludes sont très différents; le compositeur fait appel à des contextes harmoniques simples pour créer des structures très intéressantes. Le deuxième élément concerne la structure dramatique. Le récit évolue à une cadence plutôt rapide, et la pulsation que Monteverdi entretient entre le parlando et les interludes choraux ou instrumentaux témoigne d'un grand flair dramatique. En ce sens, il se rapproche plutôt d'un Mozart que d'un Handel.»

Maute note que Monteverdi a repoussé les limites des ressources tonales en soumettant les accords à des dissonances « plutôt rudes » au besoin, ce qui a pour effet d'accentuer la dissonance et de faire apparaître des couleurs grâce à l’harmonie. Il s’explique : « À l’époque, les structures modales étaient très présentes. Les compositeurs et les auditeurs n’étaient pas soumis à la contrainte de la note dominante, ce qui permettait de passer d’une tonalité à l’autre sans modulation à proprement parler; la modulation est une invention relativement moderne. Ainsi j'ai pu créer un pont direct entre le 17e siècle et une période plus récente. J’ai utilisé l’harmonie pour créer des couleurs plutôt que des modulations. Cette approche offre beaucoup de possibilités très excitantes en ce qui a trait à la création mélodique et harmonique. Monteverdi se sert de la musique instrumentale pour commenter ce qui se passe. Son opéra comporte des interludes qui rappellent Hindemith, ce qui est unique dans le langage musical du 17e siècle. Vue de cette façon, la musique ancienne est en fait moderne et parle aux auditeurs d'aujourd’hui. » Quatre siècles après la première représentation de l’Orfeo de Monteverdi, Maute propose une restauration de la conclusion initiale qui ne sera pas dépourvue d’intérêt. n


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