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La Scena Musicale - Vol. 11, No. 2

Entretien avec Klaus Heymann: Pas de crise du disque chez Naxos !

Par Réjean Beaucage / 18 octobre 2005


Les maisons de disques et sociétés de concerts qui occupent la plus grande place dans le monde de la musique classique sont rarement célébrées pour leur courage à défricher de nouveaux territoires et affichent plutôt d'une manière générale un profil assez prudent, voire conservateur. Dans un marché dont on prévoit depuis plusieurs années l'effondrement, qui songerait à lancer une maison se spécialisant dans le répertoire nouveau (ou méconnu), mettant de l'avant des interprètes certes talentueux, mais méconnus, et, surtout, qui pourrait espérer tirer son épingle du jeu en proposant ce produit à prix économique? L'étiquette Naxos a été fondée sur ces bases en 1987 et elle est aujourd'hui la plus importante étiquette de musique classique au monde. LSM a échangé quelques courriels avec son directeur et fondateur Klaus Heymann, basé à Hong Kong.

C'est le désir d'enregistrer un disque mettant en vedette le talent de son épouse, la violoniste japonaise Takako Nishizaki, qui a amené l'homme d'affaires Klaus Heymann à fonder, en 1978, sa première étiquette, HK, consacrée à la musique symphonique chinoise. L'idée de produire des enregistrements d'oeuvres du répertoire occidental se concrétisa par la mise sur pied de l'étiquette Marco Polo (1982), qui puise dans les répertoires romantique et post-romantique les oeuvres méconnues de compositeurs rennommés. En 1986, la baisse importante des coûts de production de disques compacts allait lui permettre de lancer une étiquette à prix économique : Naxos.

LSM : Le choix de Naxos de construire son catalogue avec des interprètes peu connus, et souvent dans un répertoire qui ne l'est pas beaucoup plus, comportait un important facteur de risque...

Klaus Heymann : Il faut bien comprendre que Marco Polo existait avant Naxos, c'est-à-dire que j'ai commencé avec un répertoire vraiment rare avant de me lancer dans un répertoire plus standard. En fait, le choix d'œuvres moins « connues » n'était pas risqué, puisqu'il était devenu clair pour moi que d'enregistrer encore et encore de nouvelles versions d'œuvres déjà très présentes sur le marché n'aurait guère été plus sage. Concernant l'embauche d'artistes «inconnus», il faut bien dire que nous n'avions pas le choix non plus. Nous n'avions ni l'argent ni la réputation pour attirer des artistes établis. Heureusement, à la fin des années 80, lorsque le rideau de fer a cédé, nous avons soudainement eu accès à de nombreux excellents orchestres du bloc de l'Est.

LSM : À quel signe avez-vous pu reconnaître que le public était prêt à suivre votre démarche ?

KH : J'avais déjà une bonne idée de la curiosité des amateurs en regard des ventes de l'étiquette Marco Polo. Aussi, le marché du répertoire « rare » n'est pas très affecté par le prix du disque, en ce sens qui si un amateur tient à posséder un certain enregistrement, il sera prêt à payer le prix demandé, mais avec la politique de prix économique de Naxos, nous permettons aux acheteurs d'expérimenter en achetant des produits qu'ils n'auraient peut-être pas été tentés d'acheter au prix habituel.

LSM : Croyez-vous que le « modèle Naxos » puisse être appliqué au concert (billets à prix économique, répertoire méconnu, etc.) ?

KH : Je crois que oui, mais je pense que le public devrait être mieux informé. Les orchestres ou les salles de concert pourraient rendre disponibles sur leur site Internet des enregistrements que les gens pourraient écouter avant d'aller au concert. Nous avons déjà chez Naxos des collaborations avec de nombreux orchestres auxquels nous fournissons des enregistrements dans ce but.

LSM : C'est aussi ce que peuvent faire les gens sur votre site avec la Bibliothèque Naxos. J'apprenais récemment que de nombreuses bibliothèques publiques (une quarantaine au Canada) achètent aussi des licences pour leurs membres, qui peuvent ainsi écouter votre catalogue gratuitement.

KH : Nous avons lancé la Naxos Music Library il y a une vingtaine de mois et déjà plus de 500 institutions d'enseignement ou institutions publiques y sont abonnées . Ça donne un accès à quelque 10 000 disques en ligne (Naxos, Marco Polo, Bis, CBC, Analekta et plusieurs autres). L'un des avantages, c'est qu'on ne risque pas d'endommager le disque ! Et puis, avec un abonnement multiple, plusieurs personnes peuvent écouter le même enregistrement simultanément, c'est très utile pour les cours d'histoire de la musique, par exemple.

LSM : Les mélomanes peuvent aussi explorer votre catalogue de cette façon.

KH : Ça, ils le font déjà directement sur notre site (naxos.com), où il peuvent écouter gratuitement 25% de chaque pièce. Mais même les abonnés à la Bibliothèque Naxos peuvent devenir des acheteurs après avoir entendu une pièce en entier, c'est un excellent outil de vente.

LSM : Vous savez bien sûr que la BBC a rendu disponible dans le courant de l'été les symphonies de Beethoven en format mp3, atteignant jusqu'à 1,4 million de téléchargements pour l'ensemble. Certaines étiquettes de disques s'en sont plaintes.

KH : Je ne crois pas que l'expérience sera répétée. Ce n'était peut-être pas la meilleure chose à faire à une époque où nous essayons de faire comprendre aux gens qu'il faut payer pour ce genre de service...

LSM : Quoi qu'il en soit, les choses bougent vite du côté d'Internet. Naxos vient même tout juste de prendre le train de la baladodiffusion (podcasting). Comment entrevoyez-vous l'avenir ?

KH : Ça va vite en effet et il est bien difficile de dire où en sera l'industrie dans cinq ans, ou même deux. Je crois que nous vendrons toujours des CD et des DVD, mais en moins grande quantité, tandis que le téléchargement prendra de l'importance. Parallèlement, des services en ligne comme la Bibliothèque Naxos prendront une plus grande part du marché, et pourraient bien devenir la façon préférée d'écouter de la musique. Quand la bande passante le permettra, les gens pourront stocker leurs listes d'œuvres préférées sur des sites comme le nôtre et les écouter à partir de leur téléphone cellulaire... On pourra même écouter de la musique en surround directement d'Internet.

LSM : Naxos distribue déjà des étiquettes indépendantes comme Analekta, de Montréal ; êtes-vous fréquemment sollicité pour ce type de service et, si oui, Naxos sera-t-elle la planche de salut des petites étiquettes indépendantes ?

KH : En effet, de plus en plus d'étiquettes indépendantes (pas toutes petites !) viennent frapper à notre porte, mais il y a des limites au nombre d'étiquettes que nous pouvons physiquement distribuer. Nous pouvons cependant leur offrir une distribution digitale, et c'est la voie de l'avenir pour les indépendantes.


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