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La Scena Musicale - Vol. 11, No. 10 août 2006

György Ligeti, 28 mai 1923 - 12 juin 2006

Par Réjean Beaucage / 6 août 2006



Les premières compositions de György Ligeti datent de la fin des années 1930 (Quatuor à cordes en un mouvement, 1938) et son catalogue, touffu, s’étend jusqu’à la fin du XXe siècle (Études pour piano, troisième livre, 1995). À la fin des années 1970, alors que Denys Bouliane terminait ses études (piano, violon et composition) à l’Université Laval, à Québec, l’influence de Ligeti était importante, et le jeune étudiant était décidé à se rendre en Allemagne afin d’étudier avec le maître. Il sera son élève durant cinq ans. Dans le texte qui suit, Denys Bouliane, qui a déjà consacré de nombreux textes à l’œuvre de Ligeti, se remémore cette période.

Je suis arrivé à Cologne en septembre 1980 avec une bourse d’études pour un an. Je me suis rapidement rendu compte qu’il était impossible de s’incrire auprès de Ligeti, qui enseignait à la Hochschule für Musik de Hambourg ; on nous retournait automatiquement une lettre photocopiée expliquant en substance qu’il était même inutile d’espérer placer son nom sur une liste d’attente. Je me suis plutôt inscrit dans la classe de Mauricio Kagel, à la Hochschule für Musik de Cologne, mais il ne prenait pas son poste d’enseignement très au sérieux... Hans Werner Henze y enseignait aussi, mais il ne m’offrait pas vraiment ce que je recherchais et... il s’en est rendu compte. Il m’a donc demandé avec qui je voulais étudier et il a dit qu’il tâcherait de m’aider. Peu de temps après, j’ai reçu un coup de téléphone m’invitant à me présenter à l’examen d’admission !

J’ai attendu sur une petite chaise, dans l’antichambre du directeur, pendant quelques jours, jusqu’à ce que vienne enfin mon tour. J’ai été reçu par le directeur des études de théorie et de composition et, après avoir examiné ce que j’avais fait (à peu près une pièce et demie...), il m’a dit qu’il en parlerait à Ligeti en me prévenant quand même qu’il n’avait accepté aucun nouvel étudiant depuis deux ans... Ligeti a cependant accepté de me faire passer un examen d’admission. J’ai donc subi un examen assez protocolaire, en présence des autres professeurs de l’institution, pendant lequel Ligeti jugeait mes résultats à différents exercices : contrepoint, analyse musicale, transcription, etc. Je devais jouer une sonate de Beethoven, en mi majeur, dans laquelle il y a des modulations surprenantes qui donnent l’impression qu’elle est en la, un genre de faux-semblant très au goût de Ligeti. Bref, ça a duré une heure ou deux et il est allé réfléchir, puis il est revenu. Il m’a dit : « Monsieur, je ne peux pas vous refuser... Vous n’êtes pas un mauvais musicien, on pourra probablement faire quelque chose. » Il n’allait pas, bien sûr, me rendre les choses faciles, mais voyant que je prenais quand même assez bien ses critiques, il voulut en rajouter : « Vous avez un grave problème, cependant...Votre musique n’a aucun intérêt ! Vous avez écouté Varèse, Stockhausen, mais c’est plus lyrique, et plus mal fait ! Mais je ne vois pas Denys Bouliane là-dedans... » Difficile à encaisser ! Il l’a bien vu et, devant tout le monde, a continué : « Si ça vous attriste, levez-vous comme un homme et gifflez-moi ! Ensuite, retournez au Canada ; vous pourrez au moins dire que vous avez fait quelque chose d’original ! » Bien sûr, je ne l’ai pas fait, et je crois que j’ai eu raison... J’ajouterai que je crois qu’il avait raison aussi !

Ce qui m’attirait dans sa musique, c’est bien ce que j’ai trouvé chez lui comme professeur. La grande simplicité de sa musique ; elle est très riche, mais basée sur une syntaxe simple, très claire. Ça m’a toujours fasciné, c’est un discours qui me parle. Ce n’est pas la théorie derrière la musique qui l’intéresse, mais bien le phénomène sonore. La transparence du geste, alliée à une grande virtuosité dans la manipulation du matériau. Ligeti, pour moi, c’était le Kammerkonzert (1969-1970), le Quatuor à cordes n°2 (1968), Melodien (1971), Lontano (1967), San Francisco Polyphony (1973-1974), et puis, bien sûr, la micropolyphonie avec Atmosphères (1961), les pièces pour deux pianos Monument, Selbstportrait, Bewegung (1976), etc. Des choses très fortes, qui m’ont marqué énormément.

Ligeti était fasciné par la mécanique, les machines, mais celles qui s’emballent, deviennent folles et provoquent des cassures. Il était aussi fermement opposé à toute forme de culte de la personnalité et il était farouchement individualiste. Il avait beaucoup souffert du régime totalitaire en Hongrie et avait un besoin presque maladif de liberté, ce qui le portait à se moquer de tout ce qui voulait s’ériger en système ou prétendait apporter des solutions universelles, aussi bien au niveau politique qu’en musique.

Je me suis donc retrouvé chez lui avec d’autres élèves, quatre ou cinq, pour discuter de composition. Je croyais que le pire était derrière moi, mais je me trompais ! Sa méthode d’enseignement visait sans doute à faire ressortir l’individualité, mais elle pouvait être psychologiquement éprouvante... Les « anciens » m’attendaient de pied ferme, et durant deux mois, j’ai subi leurs critiques sans que Ligeti ne dise un mot. Un jour, j’ai apporté le deuxième mouvement de Jeux de société, sur lequel je travaillais à ce moment-là, et le manège a recommencé, puis il a enfin dit, « Vous avez tort, il y a là quelque chose que je n’ai jamais vu et qui vaut la peine que l’on y regarde de plus près », et il a pris une heure pour analyser ma musique. J’avais ma petite revanche !

Ligeti était un grand insatisfait. Il était insatisfait de tout et de lui-même. Du genre à écrire trois notes pour ensuite en effacer quatre... Et s’il ne m’avait appris qu’une chose, c’est que l’on n’écrit pas de la musique pour rien ; on n’écrit pas pour faire plaisir ou pour choquer, mais bien pour témoigner d’une vision du monde. n


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